Rencontre avec Alejandro González Iñárritu, Président du Jury des Longs Métrages

Alejandro Gonzalez Iñárritu © Mathilde Petit / FDC

Premier cinéaste latino-américain à endosser ce rôle, le Président du Jury des Longs Métrages Alejandro González Iñárritu prend la relève de Pedro Almodóvar et Cate Blanchett. Prix de la mise en scène en 2006 pour Babel, en Compétition en 2010 avec Biutiful, oscarisé deux années de suite pour Birdman et The Revenant, et pour l’installation de Réalité Virtuelle Carne y Arena en 2017, c’est un cinéaste au sommet de son art qui décernera la Palme d’or du 72e Festival.

Qu’ont dit vos amis Alfonso Cuarón et Guillermo del Toro en apprenant que vous étiez Président du Jury cette année ? 

Je pense qu’ils étaient très heureux, et peut-être même un peu jaloux !
 

Ce rôle, comment l'abordez-vous ? 

La première fois que je suis venu à Cannes pour un film, c’était il y a 20 ans avec Amores Perros à La Semaine de la critique. Je n’aurais jamais pensé, alors, être Président du Jury de la Sélection officielle du Festival de Cannes un jour. C’est un honneur. J’ai débuté ici avec mon premier film et, à ce moment clé de ma carrière, c’est une façon pour moi de donner du poids à une relation très significative avec le Festival. En tant que cinéaste, c’est un privilège de célébrer les films d’aussi grands metteurs en scène. Et cela va me permettre de discuter passionnément avec d’autres réalisateurs que j’admire.

Vous allez donc insuffler de la passion à cette mission ? 

Il est impossible de ne pas être passionné, j’ai été en Compétition et je connais l’importance d’avoir un film en Sélection. Je sais ce que cela implique pour les cinéastes de ce calibre. Je sais que tu as dédié une partie de ta vie à cuisiner ces films. Ils résultent d’un travail profond et très ardu, à bien des égards. Je sais ce que cela signifie d’être de l’autre côté et c’est d’autant plus un privilège de pouvoir jouir, disséquer et discuter de ces travaux avec les membres du Jury. Il est impossible de ne pas vivre cette expérience dans sa chair : vous vous exposez à des œuvres qui vont vous frapper au cœur.

En six longs métrages, vous avez montré votre propension à vous réinventer sans cesse en explorant différents genres et techniques… Qu’est-ce qui vous pousse dans cette voie ? 

Je pense que cela fait partie d’une évolution personnelle. Je ne suis pas le même qu’il y a 20 ans, et je le vois comme une forme d’évolution interne qui, je l’espère, se voit projetée à l’extérieur. Je crois que la terre du cinéma est incroyablement fertile, qu’elle revêt des formes infinies d’expression. J’aime exprimer les choses de différentes façons, de sorte que j’évolue expressément. Je ne le fais pas volontairement.

Vous variez les lieux de tournage également pour ces raisons ?  

Oui. Après avoir pensé l’histoire et le personnage, je recherche le bon endroit. C’est comme une graine : vous trouvez le sol le plus riche pour que la plante qu'elle devient se renforce.

Et puis, il y a les gens. Babel, Biutiful, soulèvent la question de l’immigration : une réalité ancestrale que vous faites aussi vivre aux « spectateurs » de l’installation de réalité virtuelle Carne y Arena. Ce type d’installation permet-elle réellement de toucher le spectateur plus en profondeur ? 

Oui vraiment. Je pense qu’aucun de mes films n’a généré une telle réaction, une telle immersion. Je suis convaincu que voir, ce n’est pas la même chose que regarder, et encore moins qu’expérimenter une telle œuvre. L’expérience vécue par les gens avec Carne y Arena a été aussi physique que psychologique et sensorielle. Cela revient à s’immiscer dans l’esprit de quelqu’un, et aucun film ne peut prétendre à cela. Au-delà de l’esthétique et du goût, l’invasion est totale, profonde, touchante et transcendante.

Cannes Classics propose cette année Los Olvidados, un grand classique de Buñuel qui dépeint l’extrême pauvreté d’un Mexique qui vivait pourtant son âge d’or. Faut-il y voir un parallèle avec l’actualité ? Que peut-on faire en tant qu’artiste qui compte, quand son pays souffre d’une telle pauvreté qui engendre la violence ? Je pense que la seule obligation, le seul engagement que vous pouvez prendre en tant qu’artiste, c’est d’être très honnête avec vous-même. Je sens que nous nous trouvons à un tournant et, qu’à l’image du Titanic, le navire est en train de couler. A l’inverse des musiciens qui jouaient du violon pour rendre le naufrage un peu plus beau et poétique, notre réalité coule physiquement et abruptement. Nous sommes en train de nous exterminer en tant que race et en tant qu’espèce, de nier une réalité qui nous consume. C’est un macro-sujet, encore plus large que la politique ou la pauvreté. Je crois personnellement au pouvoir libérateur et humanisant du cinéma. Je crois en la puissance des images et des idées, celles qui portent des histoires qui peuvent vraiment nous secouer, toucher le plexus solaire de nos existences. Un festival ou une expérience communautaire de ce type peut, à un moment donné, lancer une sorte de vague, et affecter le plus grand nombre au niveau sensoriel. Je ne suis pas suffisamment naïf pour croire que je vais changer le monde, mais je suis convaincu que la seule responsabilité que nous pouvons avoir, c’est celle-là.

« Je crois au pouvoir libérateur et humanisant du cinéma, aux histoires qui touchent le plexus solaire de nos existences ».

En recevant un Oscar spécial pour Carne y Arena, vous avez-dit « La compétition ne compte pas, ce qui compte c’est la compétition que l’on a avec soi-même ». Qu’en est-il des films en Compétition pour lesquels vous allez devoir voter ?

J’aimerais qu’il n’y ait pas de perdants. Plutôt que de juger, diviser, je veux inviter les membres du Jury à partager leur appréciation des films avec dévotion. Partager quelque chose qui nous a changés, qui nous a touchés pour une raison ou pour une autre. En tant que Président, je souhaite canaliser le regard vers ce qui résonne en nous. Et célébrer cela.