Rencontre avec Gabriel Yared, Membre du Jury des Longs métrages

Gabriel Yared, Membre du Jury des Longs métrages © Valery Hache / AFP

Un César en 1993 pour L'Amant, de Jean-Jacques Annaud, un Oscar en 1996 pour Le Patient Anglais, d’Anthony Minghella, à 67 ans, le compositeur Gabriel Yared a marqué chacun des réalisateurs avec lesquels il a collaboré par la singularité de son approche, qu’il évoque toujours avec passion. Il décrypte son processus créatif.

Vous avez débuté au cinéma en 1980 avec Jean-Luc Godard, pour Sauve qui peut (la vie). Comment l’avez-vous rencontré ?

En 1979, Jacques Dutronc, qui aimait beaucoup ma collaboration avec Françoise Hardy, m’a recommandé auprès de Jean-Luc Godard. J’ai rencontré Jean-Luc, dont je ne connaissais que la réputation, et il m’a proposé de faire des orchestrations de l’ouverture du deuxième acte de La Gioconda, de Ponchielli. Je sortais d’une période où j’avais beaucoup orchestré, pour Hallyday, Vartan, Bécaud, Aznavour, etc… Je lui ai dit que ça ne m’intéressait pas. J’ai reçu un mot de sa part quelques jours après. Il m’a finalement proposé de composer une musique originale, mais de faire en sorte que le passage de Ponchielli soit subliminal dans la musique.

De quelle manière avez-vous collaboré ?

J’ai demandé à Godard de me montrer des images mais il m’a rétorqué que ce ne serait pas nécessaire parce qu’il allait me raconter l’histoire. Il est venu en studio pendant l’enregistrement, puis a monté l’image sur la musique. Quand j’ai vu le film, j’ai été épaté par sa manière de l’appréhender, de la couper parfois brutalement. Je me suis dit que cet homme avait vraiment une oreille musicale. Cela a été ma première expérience au cinéma. Plus tard, Jean-Jacques Beineix est venu me voir parce qu’il avait entendu dire que j’aimais travailler avant l’image. J’ai composé toute la musique de 37°2 le Matin (1986) avant d’avoir vu le film.

Depuis, de quelle manière votre approche a-t-elle évolué ?

Au fil du temps, je me suis rendu compte que quand l’image est finie, c’est déjà trop tard pour moi ! On dit toujours que la musique est un élément important du film, mais comment voulez-vous que le mariage soit beau si on arrive au dernier moment pour composer quelque chose sur lequel l’équipe du film travaille depuis des mois ? Aujourd’hui, je la travaille avant, pendant et après. Ce travail est soutenu par beaucoup de discussions avec le réalisateur et beaucoup de propositions d’ambiances, de thèmes, ou par des rencontres avec les acteurs. Un fois le montage terminé, il y a aussi un travail d’artisanat pour apporter des couleurs à chaque scène.

Vous considérez donc chaque film comme une nouvelle aventure ?

Chaque film est comme une expérience nouvelle à chaque fois. Et pour vraiment en faire le tour, il faut lui consacrer du temps. Je me rends compte que c’est très important. De nos jours, au montage, on utilise beaucoup ce qu’on appelle la musique « temporaire » car on n’a pas de compositeur. Le fait d’être là depuis le début du film fait qu’on accompagne toutes ses étapes, y compris sur le tournage.

Un exemple précis ?

Dans La Lune dans le caniveau (1983), Beineix diffusait ma musique à Depardieu et Kinski avant de tourner la scène. La musique produit des images, mais les images ne produisent pas de la musique. Ce pouvoir extraordinaire de la musique, je voudrais le garder, car un compositeur n’est pas là simplement pour souligner, accompagner, mais aussi pour élever, sublimer les choses.

« Je regarde une scène plusieurs fois, et j’arrête pour voir comment elle résonne en moi »

Une composition qui vous a marqué ?

Celle de Camille Claudel, de Bruno Nuytten (1988). J’avais trois mois devant moi pour écrire. J’ai vu le film et proposé d’écrire trois ou quatre grandes suites pour orchestre à cordes. J’avais encore les images en tête. Je pense d’ailleurs qu’il faut travailler avec le souvenir de l’image. Je regarde donc une scène plusieurs fois, et j’arrête pour voir comment elle résonne en moi. Après je reviens et je réajuste, je cisèle sur chaque scène. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une méthode. C’est une approche qui préserve le film, qui le sert et qui me préserve en tant que compositeur. Chaque film doit être une occasion de créer du nouveau.

Que pensez-vous des nouvelles technologies ?

J’ai été le premier à utiliser un échantillonneur, dans Malevil (1981), le film de Christian de Chalonge. J’avais préparé moi-même chaque échantillon, je confectionnais des gouttes d’eau, je soufflais pour faire du vent… Il reste que je suis académique sur un plan : l’oreille, pour un compositeur, ne suffit pas. Elle n’est pas bon juge, parce qu’il ne peut de cette manière embrasser que ce qu’il entend. La véritable oreille d’un compositeur, c’est l’œil. C’est écrire et voir cette architecture se dessiner sur le papier, apprendre à l’entendre. Le cinéma a besoin des compositeurs autant qu’on a besoin de lui.

Qu’est-ce qui vous inspire ?

Tout m’inspire. Notamment quand l’idée n’est pas incarné en image. Le brouillard m’inspire car je peux encore aller où je le souhaite et parce que je peux encore me tromper. C’est essentiel dans un processus de création.