Rencontre avec Jeff Nichols, membre du Jury des Longs Métrages

Jeff Nichols, Membre du Jury des Longs métrages © Maxence Parey / FDC

Six ans après Loving, un drame tiré d’une histoire vraie sélectionné en Compétition, Jeff Nichols renoue avec le Festival de Cannes en endossant le rôle de juré. À quelques mois de tourner son prochain film, le talentueux cinéaste américain, qui a renversé la Croisette en 2011 avec Take Shelter, évoque sa méthode de travail.

Chaque cinéaste aborde la réalisation d’une manière qui lui est propre. Quelle est la vôtre ?

Mes films sont presque tous nés d’images qui surgissent dans mon esprit. Pour Take Shelter (2011), je me souviens avoir été saisi par l’apparition d’un homme debout devant un abri anti-tempête. Pour Midnight Special (2016), j’avais cette idée persistante d’une lumière dans les yeux d’un jeune garçon. Pour Mud (2012), c’était celle d’un bateau dans un arbre. À ces images, j’associe toujours un sentiment. Celui d’un amour non réciproque pour une fille dans Mud. Celui de la perte d’un proche et de la soif de revanche dans Shotgun Stories (2007). Je puise dans l’immense vivier de sentiments qui m’animent pour bâtir mes films.

 

Pourquoi est-ce important qu’une part de vous résonne dans vos films ?

C’est la seule manière de les rendre vivants ! Si vous n’avez aucune connexion personnelle avec l’histoire que vous racontez, de quelle manière allez-vous la transmettre au spectateur ? En tant que cinéaste, je n’ai pas de but plus important à atteindre que celui de rendre une émotion tangible. C’est cette notion qui pour moi dicte tout le reste, y compris la mise en scène.

 

Comment abordez-vous l’écriture du scénario ?

C’est une étape qui me demande du temps car je réfléchis énormément à ce que je souhaite raconter en amont de l’écriture. Ensuite, je ne réécris pas énormément. La seconde version de mes scénarios est généralement celle que je tourne. J’avais pour habitude d’inscrire des idées de scènes sur des post-it que je disposais ensuite par terre en essayant de connecter les éléments entre eux. Parfois, cela me permettait de rompre avec un récit trop classique et de mettre au jour des revirements que je n’avais pas imaginés. C’est une technique qui m’a appris à me concentrer davantage sur le cheminement des personnages.

 

Que prenez-vous soin d’éviter à cette étape ?

Je n’insère jamais d’indications de direction de caméra dans mes scénarios. Il y a tellement de façons d’amener une scène que pour éviter de tergiverser, j’essaye toujours d’écrire en insufflant un point de vue dès le départ. Ce dont le spectateur se soucie, ce n’est pas le mouvement de la caméra, mais ce qui se passe à l’écran. Pour Mud, j’ai pensé la mise en scène du point de vue d’Ellis. En me concentrant sur l’endroit où se trouve le personnage et en me focalisant sur sa vision des choses dès l’écriture, je parviens à éliminer le superflu.

« Je suis très excité car je suis on ne peut plus prêt à refaire un film, et celui-ci en particulier : j’y pense depuis vingt ans ».

La mise en scène arrive donc très tôt dans votre processus…

C’est exact. Quand je débute un film, j’ai l’impression d’être Pinhead, le personnage d’Hellraiser, chacune des épingles plantées dans son crâne symbolisant un plan que je dois tourner. Lorsque j’ai pu mettre en boîte toutes les images auxquelles j’ai énormément pensé, je me sens comme libéré, même si enlever chacune des épingles les unes après les autres est parfois douloureux !

Comment dirigez-vous vos acteurs ?

Je n’impose aucune règle particulière. Je suis ouvert aux propositions et d’ailleurs, certains acteurs m’en font. La plupart de ceux que j’ai dirigés ont suivi le scénario que j’ai bâti sans que je ne leur impose. C’est peut-être parce que mes scénarios ont un point de vue très affirmé. C’est peut-être aussi en raison du type d’acteurs avec lesquels je travaille.

 

Et Michael Shannon ?

Michael a énormément de respect pour chaque ligne des scénarios que je lui soumets. Cela ne veut pas dire qu’il n’improvise jamais. Il a compris qu’il s’agit du plan de travail et que si ce dernier est bien ficelé, alors ce sera aussi le cas du film.

 

Qu’a-t-il apporté à votre manière de diriger ?

Il m’a tout appris sur le travail avec les acteurs et la direction d’acteurs. Je peux même affirmer que j’ai appris à réaliser un film en dirigeant Michael Shannon. Avec Michael, nous sommes des partenaires de travail, au sens le plus profond du terme.

 

Un exemple ?

À quelques jours de commencer le tournage de Shotgun Stories, qui était mon premier film avec lui, j’ai demandé à tous mes acteurs s’ils souhaitaient répéter. Il m’a répondu quelque chose du genre : « non, laissons le jus dans le citron ». Depuis, je ne fais jamais répéter mes acteurs avant les prises car j’ai constaté que cela donne davantage d’intensité à leur jeu. Mais tous les acteurs n’ont pas besoin de la même préparation. Joel Edgerton, qui joue Richard Loving, aime peaufiner sa justesse au fil des prises et après quatre ou cinq tentatives, il livre à chaque fois un récital. De son côté, Michael apporte quelque chose de différent à chaque prise.

 

Pourquoi êtes-vous resté muet depuis Midnight Special et Loving ?

Je suis sorti épuisé de ma tournée pour accompagner Loving. Ma créativité était à plat. J’avais besoin d’un peu de temps pour souffler avant de me remettre à l’écriture. J’ai ensuite passé trois ans à écrire un film de science-fiction qui était financé par la Fox. Tout était calé, du budget au casting. Mais Disney a racheté la Fox et a tué le projet dans l’œuf. Je l’ai mis un temps de côté pour digérer, mais je travaille à nouveau dessus actuellement et j’espère qu’il se fera un jour. Pour l’heure, je prépare le tournage, à l’automne, d’un scénario original. Je suis très excité car je suis on ne peut plus prêt à refaire un film, et celui-ci en particulier : j'y pense depuis vingt ans. Nous finalisons actuellement le casting.