Tirailleurs, le regard de Mathieu Vadepied

Photo du film TIRAILLEURS de Mathieu VADEPIED © Marie-Clémence David © 2022 - UNITÉ - KOROKORO - GAUMONT - FRANCE 3 CINÉMA - MILLE SOLEILS - SYPOSSIBLE AFRICA

Nouveau venu en Sélection officielle, Mathieu Vadepied, le directeur artistique d’Intouchables et du Sens de la fête fait son entrée à Un Certain Regard en tant que réalisateur avec Tirailleurs, un film de guerre avec Omar Sy, qui revient sur le destin des soldats Sénégalais enrôlés dans l’armée française en 14-18.

Racontez-nous la genèse de votre film.

En 1998 meurt le dernier tirailleur de la guerre de 14 dans un petit village du Sénégal, la veille de la remise de sa légion d’honneur qu’il n’a visiblement pas souhaité attendre. Un article du Monde ironise alors sur les manquements de l’État français à reconnaitre le sacrifice des anciens combattants issus des colonies. À la suite de cet article, je ressens comme une « mission » de faire un jour un film qui raconterait ce qu’a pu être cette expérience pour des centaines de milliers de soldats enrôlés, pour une partie de force, dans les colonies, afin de participer à une guerre à des milliers de kilomètres de chez eux, contre un ennemi inconnu.

 

L’atmosphère du tournage ? Une anecdote de plateau ?

Le souvenir d’une troupe de tirailleurs magnifiques, composée de figurants qui ont été recrutés dans les Ardennes, dans les environs de Charleville Mézière. Ils ont entouré Omar Sy et les acteurs principaux pendant tout le tournage et ont créé dans le village de Neufmaison une ambiance très particulière : tout le village a été transformé en décor de film, et nous avons eu l’impression de vivre réellement dans cette époque. Le mélange des habitants qui nous ont accueillis et participaient pour certains au tournage, de ces tirailleurs, des acteurs et de l’équipe technique parisienne, nous a fait vivre de grandes émotions. Je me souviens d’une fête mémorable organisée par Omar Sy, où toutes ces populations mélangées, qui ne se croiseraient jamais dans la vie, dansaient ensemble sous le chapiteau de la cantine dans le village de Neufmaison.

L’accueil de villageois de Mawoundou, le village ou nous avons tourné au Sénégal dans le Fouta Toto, près de la frontière Mauritanienne, m’a énormément touché. J’ai expliqué longuement ma démarche et le sens de ce film aux anciens. Nous avons, comme à Neufmaison, travaillé avec un maximum de personnes du village et des environs. J’ai eu la chance de travailler avec une équipe sénégalaise extrêmement motivée et très engagée. Il y avait aussi une dimension spirituelle, une sorte de ferveur par rapport au sujet : j’imagine pour eux, voir un blanc venir tourner un film en langue Peul, qui raconte la violence coloniale… Il y a vraiment eu un truc très beau, un moment de partage qui dépassait le film.

 

Quelques mots sur vos interprètes ?

J’ai parlé pour la première fois à Omar Sy de Tirailleurs sur Intouchables. Une lumière s’est allumée dans ses yeux, j’ai commencé l’écriture. Le chemin a pris 10 ans à aboutir au scénario définitif. Le rôle de Bakary et le tournage de ce film ne nous plaçait pas, Omar et moi, dans une zone de confort. Nous en étions conscients tous les deux, et je pense que c’est aussi cette prise de risque qui nous a motivés. Cette adversité a généré une sorte de joute créative entre nous. Sur le plateau, nous n’étions pas toujours d’accord et il nous a fallu faire un chemin pour nous rencontrer dans le travail de metteur en scène et d’acteur. Je lui demandais de tendre vers une forme de minimalisme sur certaines prises, il résistait, proposait autre chose, et puis m’accordait une prise. Puis il m’en demandait une autre pour faire à sa manière. Et le plus souvent nous arrivions à un résultat très beau. A la croisée de nos chemins, nous avons trouvé le personnage de Bakary et notre façon de jouer ensemble.

Et il y a bien sûr la langue Peul, qui m’a sans doute amené à regarder davantage les visages, les expressions, le langage corporel, pour travailler les scènes avec Omar/Bakary et Alassane Diong /Thierno, qui ne parlent pas français dans le film. Cela a développé chez moi une acuité particulière à la musique et au rythme de cette langue magnifique. Ce chemin m’a transformé, comme toute expérience très forte.

Alassane Diong s’est imposé très rapidement pour le rôle de Thierno, le fils de Bakary. Il a une forme de « résistance » et une nature de regard qui me semblaient justes pour le rôle. Une économie dans le jeu et un instinct très fort. Le fait qu’un lien réel existe dans la vie entre lui et Omar Sy, dans cette dimension de filiation, constituait un champ très riche émotionnellement.

Jonas Bloquet a la difficile tâche de jouer « l’officier blanc », le lieutenant Chambreau. Je cherchais quelqu’un qui puisse apporter une vibration émotionnelle à fleur de peau. Je pense que le rôle était très difficile et qu’il lui a demandé d’aller chercher loin et de se perdre un peu. Cela faisait partie du personnage. Nous avons là aussi, fait un chemin impressionnant ensemble.

Alassane Sy (Birama) Bamar Kane (Salif) Aminata Wone (Salimata) sont des acteurs magnifiques que j’ai découverts au casting. Tous les seconds rôles interprétés pour beaucoup par des non-acteurs recrutés dans la région du tournage dans les Ardennes, ont apporté une fantastique authenticité au film quant à l’ancrage des différentes cultures et langues de différents pays d’Afrique de l’Ouest où ont pu être recrutés les tirailleurs de la Première Guerre Mondiale.

 

Que vous a appris la réalisation de ce film ?

La patience et la détermination ont permis d’amener ce projet au bout. Il est le fruit d’une forme d’utopie je crois… sinon, comment porter, avec le même désir, un projet pendant 20 années ?

Ce travail de développement au long cours a été soutenu sans faille par Bruno Nahon, l’équipe d’Unité, et suivi par Omar Sy depuis Intouchables. Ces longues années, je ne les aurais pas traversées sans eux, leur soutien, leur croyance, vissés à la mienne. Ensemble, nous avons eu cette utopie. Ils ont eu la confiance et la vision de la soutenir pendant tout ce temps. Omar Sy, s’est engagé dans la production avec nous et nous a apporté son énergie de producteur en plus de celle d’acteur. Olivier Demangel, le co-auteur du film, est devenu un alter ego dans l’écriture, dans le projet, une écriture véritablement à quatre mains. C’est cette belle alliance portée par un engagement total qui a permis à ce film d’exister.

 

Qu’aimeriez-vous que l’on retienne de votre film ?

J’aimerais que le spectateur vive une expérience sensorielle qui touche ses émotions davantage que son intellect, que cela permette au plus grand nombre de ressentir et de comprendre comment la société française s’est composée de tant d’origines, notamment subsahariennes. Le film n’est pas une injonction frontale sur la question de la mémoire coloniale. Il vise une dimension universelle à travers l’histoire simple entre un père et son fils.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir réalisateur ? Vos sources d’influence ?

C’est pour moi au départ, je crois, l’une des grandes aventures de la vie que constitue la rencontre de l’autre. L’écriture, le cinéma, permettent d’explorer des univers constitués par des personnages fictifs où l’on peut inventer mille destins. C’est aussi par-là, toujours une quête de soi, en même temps qu’une exploration de l’âme et de l’histoire des êtres humains.

Au départ de mon apprentissage, il y a la photographie, puis le cinéma documentaire, puis… les films de Murnau. Tout cela constitue le socle de ma sensibilité. L’intérêt de regarder un visage, de sentir la lumière dans l’espace, le plaisir de filmer, dans ce que cela créé de sensations et d’intensité dans l’instant présent. Petit à petit a émergé la nécessité de raconter, comme de s’engager dans le monde, avec des questions politiques que l’on ne peut contourner.