ITINERAIRE DES CINEMAS AFRICAINS

PAR JEAN-PIERRE GARCIA*

 

 

 

Borom Sarret, Sembène Ousmane, 1963


Le film qui consacre le démarrage des cinémas africains est Borom Sarret réalisé par le Sénégalais Sembène Ousmane, en 1963. Même si le premier film tourné par un Africain sur le continent noir est Song of Karthoum (1950) un documentaire du Soudanais Gadalla Gubara, Sembène Ousmane reste pour tous la figure tutélaire. En allant à la rencontre de la vie d’un charretier, en butte aux règlements de la nouvelle administration, Borom Sarret, prend le parti du Dakar des pauvres. Ce court-métrage est éveil des consciences et prise de parole symbolique. Il ouvre la voie à plusieurs générations de cinéastes enracinés dans leur continent.

 

Gadalla Gubara, 2007 © Nadja Korinth Gadalla Gubara, Song of Khartoum, 1950

 

Les cinéastes, (r)éveilleurs de conscience

La Leçon de cinéma de Sembène Ousmane, 2005

La conquête de l’indépendance politique n’avait de sens, pour le “père” des cinémas africains, qu’accompagnée d’une restauration de la dignité. Dignité effacée jusque-là par le poids de l’administration et ses mécanismes réducteurs (langue, religion, école, police). Le cinéma a, d’emblée, été l’outil à privilégier dans la reconquête en cours : les images pour reconstruire son image, l’image de chacun des peuples du continent. Sembène Ousmane rappelait dans sa leçon de cinéma, à Cannes en 2005 : « J’ai été saisi par le besoin de “découvrir” l’Afrique. Pas seulement le Sénégal mais le continent en son entier ou presque. (…) J’ai pris conscience qu’il me fallait apprendre à faire du cinéma si je voulais vraiment toucher mon peuple. Un film peut être vu et compris même par ceux qui ne sont pas lettrés. Un livre ne peut toucher tout un peuple ! » Sembène Ousmane posait les bases esthétiques (très proches du néo-réalisme italien) de son cinéma et le situait dans une perspective panafricaniste. L’équation, au début, était simple. L’Afrique indépendante avait “besoin” de cinéastes (r)éveilleurs de conscience, en opposition à un cinéma colonial porté sur le divertissement et l’aliénation des publics.
Au long de cette première décennie (1964-1974), une quinzaine de titres se détachent : tous concernent soit le passé colonial et les mouvements de libération, soit l’acculturation et les maux des états indépendants (corruption, bureaucratie, nouveaux riches…). Le passé colonial est porteur de traumatismes dans Cabascabo d’Oumarou Ganda(1) (1968, Niger), Monagambee de Sarah Maldoror (1968, Angola), Rhodesia Countdown de Michael Raeburn (1969, Rhodésie), Emitaï de Sembène Ousmane (1971), La Dernière tombe à Dimbaza de Nana Mahomo (1974, Afrique du Sud).
 

Cabascabo, 1968
Emitaï, 1971 Concerto pour un exil, 1968

Il y est souvent question des liens étouffants entre les métropoles européennes et les capitales africaines ; ainsi Concerto pour un exil et À nous deux France de Désiré Écaré (1968 et 1970, Côte d’Ivoire), Badou Boy de Djibril Diop-Mambéty (1970, Sénégal) ; de la perte d’identité via l’immigration La Noire de… de Sembène Ousmane (1966) ; du conflit avec les nouvelles autorités ou de la corruption Le Mandat (1968), Xala (1974) de Sembène Ousmane…
 

 

La Noire de…, Sembène Ousmane, 1966  

 

Reconstruire sa propre histoire, tisser son identité.

C’est une Afrique affranchie des contraintes coloniales qui fait son entrée dans le monde du cinéma à partir de 1975. Neuf films sont ainsi retenus à Cannes entre 1975 et 1985. Neuf films qui s’attachent à refléter les réalités africaines tout en s’interrogeant sur les racines culturelles de sociétés en mutation. Une image pourrait servir de dénominateur commun à des œuvres aussi différentes que Njangaan de Mahama Johnson Traoré (1975, Sénégal), La Moisson de 3000 ans de Hailé Gerima (1976, Éthiopie), Ceddo de Sembène Ousmane (1977), Jom de Ababacar Samb (1981, Sénégal), Finyé de Souleymane Cissé (1982, Mali) : un mouvement perpétuel d’aller et retour entre le présent et le passé. C’est dans ce mouvement embrassant le collectif (de la ville ou du village) et où les individus n’existent que par rapport à la destinée commune, que peuvent être situés les films de cette période. Des films qui allaient à la reconquête de l’histoire de leur pays : l’histoire des hommes de tous les jours comme celle portée par les récits initiatiques et les mythes fondateurs.


Jom, Ababacar Samb, 1981

 

Finyé, Souleymane Cissé, 1982

Sembène Ousmane n’a pas chanté les hauts-faits d’un personnage, il a valorisé « l’esprit de résistance » dans Emitaï (1971) ou Ceddo (1977), de même Ababacar Samb n’a pas vanté un homme d’honneur, mais a célébré le Jom, le sens de l’honneur. Pas de héros donc, au sens occidental du terme, dans des films qui veulent témoigner. Cette constante déroutante (pour les Occidentaux !) et la difficulté à s’insérer dans ses modèles de production-distribution explique la relative difficulté dans la conquête des publics en Europe. Ce qui maintenait au rang d’épiphénomènes des films-clés de l’histoire du cinéma comme Touki Bouki de Djibril Diop Mambéty (1973) ou Finyé (1982).
Le cinéma africain n’était pas encore sorti de son ghetto, c’est-à-dire n’avait pas encore obtenu ou conquis une stature internationale. Il était tout entier consacré à l’ appropriation de son espace culturel et humain. Ses cinéastes avaient défini leur territoire. Le faire reconnaître au plan national et international était le défi à relever dans les années quatre-vingt.

 


Touki Bouki, Djibril Diop Mambéty, 1973

1987 : la Lumière (Yeelen)

Souleymane Cissé Idrissa Ouedraogo

Le vrai tournant pour les cinémas africains se situe en 1987 avec la sélection d’une part, en compétition officielle de Yeelen (La Lumière) du Malien Souleymane Cissé et d’autre part à la Semaine de la Critique de Yam Daabo (Le Choix) du Burkinabé Idrissa Ouedraogo. Yeelen fut en effet le premier film d’Afrique noire qui participa à la compétition cannoise. Yeelen joua à plein son rôle. Le voyage initiatique, entrepris par son personnage principal pour atteindre la maîtrise des forces qui l’entourent serait celui de tout le cinéma africain dans l’univers des festivals. Et à Cannes en particulier. Les étapes ont pour nom Tabataba de Raymond Rajaonarivelo (1988, Madagascar) et Yaaba de Idrissa Ouedraogo (1988, Burkina Faso), tous deux à la Quinzaine des Réalisateurs. Puis Tilaï (1990) du prolifique réalisateur burkinabé, à nouveau, en compétition officielle.

Yeelen, Souleymane Cissé, 1987


Tilaï , Idrissa Ouedraogo, 1990

Jusqu’à cet événement de l’année 1991 que certains journalistes en mal de « unes » exotiques appelèrent « la Croisette noire ». En effet on vit alors, pour la première fois, quatre longs-métrages africains à Cannes : Ta Dona de Adama Drabo (Mali), Sango Malo de Bassek Ba Kobhio (Cameroun), et Laada de Drissa Touré (Burkina Faso) furent présentés à Un Certain Regard, tandis que Laafi de Pierre Yaméogo (Burkina Faso) retenait l’intérêt de la Semaine de la Critique.
La décennie s’annonçait prolifique : Hyènes de Djibril Diop Mambéty entrait dans la compétition internationale en 1992 avec une brillante adaptation du Retour de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt. Tandis qu’un petit pays la Guinée-Bissau faisait son entrée à Un Certain Regard avec Les Yeux bleus de Yonta de Flora Gomes en même temps qu’Octobre, d’un cinéaste mauritanien inconnu, Abderrahmane Sissako.
 

Hyènes, 1992
Les Yeux bleus de Yonta, 1992
Octobre, 1993

Les regards portés sur les films réalisés en Afrique subsaharienne ont évolué. La force des sujets proposés, la relation originale à l’espace filmique mais aussi aux univers sonores et musicaux, les idées de mise en scène (sophistiquées dans leur dépouillement) générées par les auteurs africains ont apporté les réponses que beaucoup cherchaient. Au-delà des évidences thématiques, ce qui hier déroutait devient signe de vitalité et gage d’énergie créatrice sans cesse renouvelée. Le lien à la tradition orale s’exprime en images symboliques, dramatiques ou drôles, subtiles comme des proverbes. Les cinémas africains eurent en 1991 « leur joli mois de mai » comme le disait le regretté Jacques Le Glou. On pouvait croire les cinémas d’Afrique enfin bien partis. C’était faire fi de leur économie fragile, de la dépendance de ses cinéastes vis-à-vis des financements émanant des pays du Nord. À regarder de près la production africaine, on peut constater que la quantité de films tournés chaque année est très variable et cyclique. Tout dépend des politiques de soutien des organismes ou administrations européennes et du niveau de leur financement. Pour nous limiter aux deux dernières décennies : un pic de production est atteint au début et au milieu des années quatre-vingt-dix. Il est le résultat d’un soutien conséquent, régulier et assez bien réparti. Puis la machine semble s’enrayer.

Depuis se sont affirmés des auteurs à part entière : Abderrahmane Sissako (La Vie sur terre – 1998, Heremakono – 2002, Bamako – 2006) et Mahamat Saleh Haroun (Abouna – 2002, Daratt – 2006, Un homme qui crie – 2011- Tchad), Flora Gomes (Po di Sangui – 1996, Nha Fala – 2002), Newton Aduaka (Ezra – 2007- Nigeria). Sembène Ousmane a brillamment clôturé sa carrière avec Moolaadé (2004). Ces œuvres phares n’en constituent pas moins de belles exceptions dans un paysage cinématographique par trop appauvri, faute d’engagements des financiers ou des États africains aux côtés de leurs cinéastes et producteurs. L’espoir de la renaissance viendra-t-il des nouvelles productions en numérique ? Il semble que ce ne sera pas le cas dans un proche avenir mais l’Afrique a toujours eu une étonnante capacité à nous surprendre !


Po di Sangui, Flora Gomes, 1996


Daratt, Mahamat Saleh Haroun, 2006


Bamako, Abderrahmane Sissako, 2006

 

 

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(1) : Ce fut Jean Rouch qui « découvrit » Oumarou Ganda dans Moi, un Noir (1958) et l’incita (comme il le fit pour nombre de cinéastes africains), à fabriquer ses propres images. Loin de « regarder les africains comme des insectes », Jean Rouch a su associer les valeurs de l’ethnologue aux exigences esthétiques d’un cinéaste accompli. En humaniste respectueux d’autrui et de lui même.

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* Jean-Pierre Garcia est Rédacteur en chef de la revue Le Film africain & du Sud.

Le Festival de Cannes remercie les auteurs pour leur libre contribution.

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