LE CINEMA CHINOIS ET LE FESTIVAL DE CANNES

PAR CHARLES TESSON *

 

Proclamation de la république populaire par Mao Zedong.


Lors de la 1ère édition du Festival de Cannes, en 1946, à l’issue de la seconde guerre mondiale, la Chine, suite à la défaite du Japon en guerre depuis 1937, est déchirée par une guerre civile entre les troupes nationalistes du Kuomintang de CHANG Kaï-Chek et les forces communistes, ces derniers prenant le pouvoir en 1949 pour donner naissance à la République populaire de Chine. Si Taiwan accueille avec joie le départ des japonais, l’arrivée des nationalistes puis leur exil après la défaite en 1949 assombrit leur destinée. Le gouvernement provisoire de la République de Chine, née sur le continent en 1911, s’installe alors à Taiwan et décrète la loi martiale, levée en 1986. En revanche, si Hong Kong, colonie britannique, a subi plus tardivement l’occupation japonaise, elle retrouve son statut d’antan, jusqu’en 1997.

Zhang Sichuan Bureaux de la Mingxing Films Company

 
 

Le cinéma arrive très tôt en Chine, à Shanghai, dès 1896, avec les films des frères Lumière, suivis par ceux d’Edison l’année suivante, mais il faut attendre 1913 pour que soit tourné le premier long-métrage, Un couple infortuné (ZHANG Sichuan). 1922 voit la fondation de la Mingxing, la compagnie la plus importante de la période avec la Tianyi (les frères Shaw, plus tard à Hong Kong). Après les drames réalistes, vient la vogue des films de sabre, genre dominant des années 20. A partir de 1930, avec la fondation de la Lianhua, l’occupation de la Mandchourie en 1931 et les bombardements de Shanghai de 1932, on délaisse les films de divertissements pour un cinéma progressiste en prise avec la réalité.

Hu Die
Ruan Lingyu

Ce premier âge d’or (1931-1937) voit l’arrivée de stars féminines (HU Die, RUAN Lingyu) et une seconde génération de cinéastes, talentueux : SUN Yu, CHENG Bugao, CAI Chusheng, YUAN Muzhi, WU Yonggang. La guerre contre les japonais (1937-1945) brise cet élan, avec ceux qui restent à Shanghai, se réfugient à Hong Kong ou rejoignent la Longue Marche. Quoique troublée, la période de guerre civile (1945-1949) donne naissance à de beaux films comme Printemps dans une petite ville (FEI Mu, 1948) et Corbeaux et moineaux (ZHENG Junli, 1949).

La 3ème génération débute à la naissance de la République Populaire (SHUI Hua, LING Zifeng, SANG Hu, XIE Jin, XIE Tieli), qui fait de Pékin le nouveau centre du cinéma. Si le cinéma japonais et indien ont alors les honneurs de Cannes, la Chine populaire reste à l’écart. Les années 60 sont celles de la génération sacrifiée (la 4ème) car leur carrière sera stoppée par la Révolution culturelle. Lorsque le cinéma chinois reprend une activité normale à partir de la seconde moitié des années 70, Cannes se rapproche de la Chine. Tout d’abord en montrant en 1979 (UCR) Printemps précoce de XIE Tieli, réalisé en 1963, avant la Révolution Culturelle, puis La Véritable histoire de Ah Q (1982) de CEN Fan, ancien acteur et réalisateur de films d’opéra dans les années 50, Le Gardien de chevaux (Mumaren, CR, 1983) du shanghaien XIE Jin, auteur de Sœurs de scène (1965), ainsi que La Jeune fille Xiao Xiao (UCR, 1987) de XIE Fei, de la 4ème génération.

 

Printemps dans une petite ville, FEI Mu Corbeaux et moineaux, ZHENG Junli
La Véritable histoire de Ah Q,CEN Fan La Jeune fille Xiao Xiao, XIE Fei

Le début des années 80 voit l’arrivée de la 5ème génération, avec Terre jaune de CHEN Kaige (1984) puis Le Sorgho Rouge de ZHANG Yimou (1987, Ours d’or à Berlin). Rendez-vous est pris à Cannes pour ZHANG Yimou avec Ju dou (1990), début d’une longue relation qui reprendra à partir de Vivre (1994), avec trois autres films jusqu’au Secret des poignards volants (HC, 2004). CHEN Kaige est à Cannes avec son 4ème film, La Vie sur un fil (1991), et le suivant, Adieu ma concubine (1993), reçoit la Palme d’Or.

Les événements de Tiananmen en 1989 ont amené chez une nouvelle génération de cinéastes (la 6ème) une prise de conscience quant aux limites de l’ouverture démocratique. Elle fait son entrée à Cannes grâce à ZHANG Yuan (East Palace, West Palace, UCR, 1997), puis avec le 3ème film de WANG Xiaoshuai, So Close to Paradise (UCR, 1999), dont trois autres seront sélectionnés (Drifters, Shanghai Dreams, Chongqing Blues). JIA Zhangke (Xiao Wu, artisan pickpocket, 1988, Platform, 2000), est invité à Cannes avec Plaisirs inconnus (2002), puis avec 24 City (2008) et son documentaire sur l’histoire de Shanghai (I Wish I knew, UCR, 2010). Si le cinéma chinois est devenu très présent à Cannes (LOU Ye, avec son 3ème film Purple Butterfly en 2003, puis avec Palais d’été en 2006 et Nuit d’ivresse, en 2010), le Festival a montré aussi des films uniques et inoubliables, comme Les Démons à ma porte (2000) de l’acteur-réalisateur JIANG Wen, film qui lui vaudra des représailles en son pays, et Pétition, la cour des plaignants (SS, 2000), passionnant documentaire de ZHAO Liang, genre très riche (voir aussi WANG Bing), le plus à même d’exprimer la réalité chinoise d’aujourd’hui.

HONG KONG

Au début des années 30, des compagnies de Shanghai, incitées par le succès du premier film parlé en cantonais (White Golden Dragon, TANG Xiaodan, 1932), ouvrent des filiales à Hong Kong (Daguan, Nayang) pour produire dans la langue locale. Après 1937, plusieurs cinéastes de Shanghai viennent travailler, fuyant la guerre sino-japonaise, avant d’être rattrapée par elle. A partir de 1945, l’industrie locale se développe, avec une production en cantonais (kung-fu, opéra cantonais, films musicaux, mélodrames) et en mandarin grâce à des cinéastes de Shanghai comme LI Pinqian et ZHU Shilin, ce dernier auteur de mémorables drames sociaux réalistes. Ce cinéma, peu exporté, reste aujourd’hui très méconnu.
L’arrivée grands studios comme la Cathay et la Shaw (les frères Shao de la Tianyi) insuffle une nouvelle ambition : films de sabres, drames de la cour impériale, opéras chinois filmés. Cannes est en phase avec le premier cinéaste vedette des studios Shaw, LI Han-Hsiang, injustement oublié, en montrant Le Fantôme de la jeune fille (l’Ombre enchanteresse, Qingnü youhun, 1960), un drame historique (La Concubine magnifique, Yang Kwei Fei, 1962) et L’impératrice Wu (La Reine diabolique, Wu Zetian, 1963). Les studios Shaw produisent en mandarin des films de sabre (années 60 puis du kung-fu inspiré de Shaolin par la suite) et le studio rival, la Golden Harvest, relance le kung-fu sérieux en cantonais avec Bruce Lee puis accompagne la comédie kung-fu avec Jackie Chan.

Si, au sein de la nouvelle génération des années 80, le Festival de Cannes passe à côté de TSUI Hark, présent tardivement avec Triangle (HC en 2007, coréalisé par Ringo LAM et Johnnie TO), il fait sensation en montrant le 4ème film d’Ann HUI, Boat People (HC, 1983) puis Chant d’exil (UCR, 1990). En revanche, pour Cannes, WONG Kar-Wai est le cinéaste de Hong Kong, dès Happy Together (1997, son 5ème film), Prix de la mise en scène, puis avec In the Mood for Love (2000) et 2046 (2006).


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Bénéficiant du regain d’intérêt pour le polar hongkongais, connu à travers les films de John WOO, le cinéma de Johnnie TO, alors que son œuvre, naguère plus commerciale, prend une tournure plus stylisée, bénéficie des honneurs de Cannes, avec Breaking news (HC 2004), Election (2005), Election 2 (HC, 2006) et Vengeance (2009). Logique car il est désormais, à l’échelle internationale, avec quelques autres (WONG Kar-Wai, TSUI Hark, John WOO, de retour en Chine) le cinéma de Hong Kong.

 

TAIWAN

 

L’homme Sandwich, 1983

D’un point de vue factuel, il est faux de dire que le cinéma taiwanais prend naissance avec le nouveau cinéma (les deux films à sketches décisifs que sont In Our Time, 1982 et The Sandwich man en 1983), même si, au regard de son histoire, cela peut se comprendre. Après l’occupation japonaise, Taiwan connaît celle des Nationalistes du Kuomintang qui impose une production de films de propagande en mandarin. Lorsque LI Han-Hsiang et King HU, son ancien assistant passé à la réalisation, quittent les studios Shaw et se replient sur l’île, le cinéma gagne en qualité. Ces productions historiques, tournées vers la Chine impériale, sont coupées de la réalité présente (ce qui ne déplait pas au gouvernement), brèche dans laquelle le Nouveau Cinéma va s’engouffrer, en prise avec l’histoire singulière de Taiwan au cours du siècle dernier. Après avoir accompagné LI Han-Hsiang quand il travaillait à Hong Kong, Cannes montre le chef-d’œuvre de King HU, Touch of Zen (1975), film de sabre, genre alors méconnu hors de Chine. Ce film référence sera souvent imité (ZHANG Yimou) mais jamais égalé. De fait, Tigre et dragon (Ang LEE, HC, 2000) n’est pas le 1er film de sabre montré à Cannes.
 

Touch of Zen, King HU, 1975 Tigre et Dragon, Ang LEE, 2000

Si le Nouveau Cinéma est relayé par plusieurs festivals (en Europe : Pesaro, les Trois Continents) qui montrent les films de HOU Hsiao-hsien (Les Garçons de Fengkwei, 1983, Un été chez grand-père, 1984, Le Temps de vivre et le temps de mourir, 1985, Poussières dans le vent, 1986) et ceux d’Edward Yang, mais de façon plus clairsemée (Taipei Story, 1985), le Festival de Cannes invite HOU Hsiao-hsien avec Le Maître de marionnettes (1993), le cinéaste ayant été honoré par un Lion d’or à Venise pour La Cité des douleurs (1989). Début d’une belle et fidèle aventure cannoise qui se prolongera avec Good Men, Good Women (1995), Goodbye South, Goodbye (1996), Les Fleurs de Shanghai (1998), Millenium mambo (2001), Three Times (2005) et Le Voyage du ballon rouge (UCR, 2007). De son côté, TSAI Ming-Liang, remarqué avec Les Rebelles du Dieu néon (1992), Vive l’amour (1994) et La Rivière (1997) vient en compétition à Cannes avec The Hole (1995) puis Et là-bas quelle heure est-il? (2001) et Visage (2009). C’est grâce au Festival de Cannes qu’Edward Yang obtient avec Yi Yi (2000) la consécration internationale, grâce au Prix de la mise en scène, même si le Festival de Cannes avait déjà montré en 1994 Confusion chez Confucius. Emporté par un cancer à l’âge de 59 ans, en 2007, on peut regretter que Ce jour-là à la plage (1983) et plus encore de A Brighter Summer Day (1991), d’une durée de 4h, son chef-d’œuvre, n’aient pu bénéficier en leur temps d’une telle attention.

 
 

Les Fleurs de Shanghaï, Hou Hsiao Hsien, 1998

La découverte du cinéma chinois depuis le début des années 80 (une nouvelle génération à Hong Kong, le Nouveau cinéma à Taiwan, la 5ème génération en Chine) a été le grand événement de ces dernières années. En puisant dans une tradition picturale millénaire, le cinéma de King HU, par son art du mouvement (le net et le flou), son sens du montage et du rythme lors des scènes de combat, rejoint la calligraphie et recompose l’idéogramme, avec ses pleins et ses déliés. Ces figures agitées sur fond de vide composent un ballet qu’on retrouve autrement dans le cinéma de WONG Kar-Wai, où la calligraphie devient chorégraphie, suite de vanités maniérées au tourbillon étourdissant, mais aussi chez Johnnie TO, dont les silhouettes hiératiques sont entraînées dans une autre ronde, plus infernale. Il y a en Chine un attachement à des valeurs ancestrales (le confucianisme), un art du détachement (taoïsme), sensible en peinture et en poésie, mais exprimé au cinéma dans l’œuvre d’HOU Hsiao-hsien par sa manière singulière de se tenir à distance, de faire surgir l’émotion en s’éloignant des visages, tout en racontant des histoires selon une logique (« le détour et l’accès ») qui rompt avec la narration traditionnelle. Si la Chine est hantée par son histoire récente (Adieu ma concubine) et ses transformations actuelles (JIA Zhangke), c’est sans doute Edward YANG avec Yi Yi qui a le mieux saisi cet équilibre entre réalité présente, marquée par l’influence américaine dans la vie quotidienne (architecture urbaine) et les traces de l’occupation japonaise sur l’île, et réalité passée, plus diffuse, qui sourd à travers la peinture des sentiments, si caractéristique d’une tradition chinoise (Le Printemps dans une petite ville, FEI Mu). L’expression du sentiment demeurant la voie plus complexe du cinéma chinois, sa part la plus mystérieuse, tandis que la calligraphie, par son abstraction poétique, est sa part visible la plus accomplie, à la virtuosité sidérante.

[Tous les films mentionnés sont en Compétition, sauf indication contraire : UCR pour Un Certain Regard, HC pour Hors compétition et SS pour Séance Spéciale]
 

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* Charles Tesson est critique et historien du cinéma

Le Festival de Cannes remercie les auteurs pour leur libre contribution.
Crédits photos Christophe L.

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