LE CINEMA FRANCAIS ET LE FESTIVAL DE CANNES

PAR NOEL HERPE*

 
 

 


Martine Carol dans Caroline chérie


Antoine et Antoinette, J. Becker
L’Amour d’une femme, J.Grémillon

Qui a parlé de “qualité française” ? Et qui diable aurait pu croire que ce label de prestige devait rester associé dans les mémoires à un académisme poussiéreux ? En vérité, le cinéma français d’après 1945 n’était pas si académique que cela.

Il ne fut nullement indigne du réalisme poétique d’avant-guerre, auquel il donna quelques fleurons tardifs, aussi beaux et désespérés que naguère : Les Portes de la nuit (Marcel Carné, 1946) ou Dédée d’Anvers (Yves Allégret, 1948). Il sut en même temps accueillir un néo-réalisme à l’italienne, voire à l’anglaise, avec les grandes “docu-fictions” de la Résistance, mais aussi les chroniques en demi-teintes de Jacques Becker (Antoine et Antoinette, 1947) ou de Jean Grémillon (L’Amour d’une femme, 1953). Il sut recréer des mythes : celui de la Belle Epoque, âge d’or fantasmé d’avant 1914 – et où se replièrent les grands transfuges d’Hollywood comme Jean Renoir et René Clair. Il sut inventer des stars : aux “monstres sacrés” vieillissants des années trente (Raimu, Harry Baur, Jules Berry), on vit succéder des acteurs plus jeunes, plus glamour, mieux accordés aux utopies de la Libération. Ce fut Gérard Philipe dans Fanfan la Tulipe (Christian-Jaque, 1951), ce fut Martine Carol dans Caroline chérie (Richard Pottier, 1951), entre autres créatures de rêve dont le génial Max Ophuls fit le sujet même de ses films.

 

 

Fanfan la Tulipe, Christian-Jaque, 1951

Car le génie eut droit de cité, jusque dans ces années cinquante qu’on dit ronronnantes. Il éclate chez Robert Bresson, avec son “cinématographe” qui refuse toutes les conventions du cinéma habituel, et oblige le spectateur à regarder, à écouter autrement. Il se faufile chez Jacques Tati, qui met au point une rigoureuse mécanique burlesque pour railler les ratages du monde moderne (Mon oncle, 1958). Il rôde dans l’œuvre d’Henri-Georges Clouzot, excessif, insupportable, à moins de subir les exigences du genre criminel (Quai des Orfèvres, 1947), ou tout simplement d’un autre génie (Le Mystère Picasso, 1955).

 

Mon oncle, Jacques Tati, 1958

 

Quai des orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947

Surtout, ce cinéma d’après-guerre s’identifia à une forme bien particulière, plus du tout poétique celle-là… et qu’on pourrait appeler le naturalisme. Un naturalisme d’origine littéraire, légué par Zola et par Simenon, auteurs-fétiches des scénaristes d’alors ; mais qui devint la parfaite expression cinématographique d’un air du temps. Seul le naturalisme, avec son mélange de pessimisme et d’idéalisme refoulé, pouvait convoquer les ombres de la France occupée (La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara, 1956), ou décrire les pesanteurs d’une IVeme République déclinante (à travers l’ambitieuse série judiciaire d’André Cayatte). Réalisés par des hommes de gauche, de tels films s’attaquaient à des tabous bien réels, tout en limitant leurs audaces au terrain politique ; d’où la légitime impatience d’une jeune génération de cinéastes. Ceux-ci venaient pour la plupart d’une revue créée en 1951 (Cahiers du cinéma) : critiquant la tendance naturaliste de leurs aînés, ils lui opposèrent dans leurs textes (puis dans leurs films) un goût provocant du naturel…

 


La Traversée de Paris, Claude Autant-Lara, 1956


Jeanne Moreau dans Ascenseur pour l’échaffaud de Louis Malle, 1957

Les Quatre cent coups de François Truffaut (1959), A bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960) furent les premiers jalons de cette “Nouvelle Vague”. Le tournage en extérieurs, la jeunesse et la spontanéité des interprètes en furent les grands principes. Mais ce renouveau des années soixante donna également naissance à un cinéma plus cérébral, plus stylisé : celui d’Alain Resnais, explorant les mécanismes de la mémoire et les représentations collectives (Hiroshima mon amour, 1959) ; celui d’Agnès Varda et de Jacques Demy, réinventant le documentaire ou la comédie musicale.

Les Quatre cent coups, François Truffaut,1959

 

A bout de souffle, Jean-Luc Godard, 1960  

A vrai dire, cette Nouvelle Vague (avec ses satellites) ne joua au box-office qu’un rôle éphémère. Son rayonnement n’en fut pas moins international, elle imposa pour longtemps sa “politique des auteurs” et des visages d’acteurs inoubliables : Jean-Paul Belmondo, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve… Elle fit durablement école, en inspirant toute une gamme de traditions issues de ses pères fondateurs. C’est ainsi qu’on peut identifier une tradition Truffaut, faite de subjectivité romantique et d’épanchement affectif, et qu’ont brillamment représentée à chaque génération un Jean Eustache (Mes petites amoureuses, 1974), un Léos Carax (Boy Meets Girl, 1984), un Arnaud Desplechin (Comment je me suis disputé… ma vie sexuelle, 1996).

 

Mes petites amoureuses
Jean Eustache,1974
Boy Meets Girl
Léos Carax, 1984
Comment je me suis disputé…
Arnaud Desplechin, 1996

 
 

De même, il est facile de distinguer la postérité de Demy, dans le romanesque flamboyant que cultivent aujourd’hui André Téchiné ou Christophe Honoré… Pour autant, le fantôme du naturalisme a la peau dure. Au cœur de la Nouvelle Vague, il fut réincarné ironiquement par Claude Chabrol, déclinant ses chroniques bourgeoises dans un style glacé – que n’eussent pas désavoué les Clouzot ou les Duvivier de jadis.
 
 

 

                               La femme infidèle, Claude Chabrol, 1969

 

 

A  nos amours, Maurice Pialat, 1984

Le Genou de Claire, Eric Rohmer, 1970

Dans les années soixante-dix, il retrouva une vigueur inouïe chez Maurice Pialat, qui donna enfin son vrai sens au mot “tranche de vie” : un morceau de réalité brute, découpé à même la chair. Plus récemment, il s’est prolongé grâce à Jacques Doillon (Le Jeune Werther, 1993) ou Abdellatif Kechiche (L’Esquive, 2002), chroniqueurs d’une identité française en pleine recomposition.

On pourrait jouer à l’infini à ce jeu des filiations, par exemple en montrant la persistance d’une “fiction de gauche” ou d’une autofiction féminine… On pourrait aussi isoler un cas resté unique : celui d’Eric Rohmer, chez qui auront alterné les cycles contemporains et les films en costumes ; sans qu’il ait jamais renoncé à son indépendance économique, et à sa haine puritaine de l’artifice. Ce qu’on rencontre dans tous les cas, c’est un rapport au réel à géométrie variable – mais qui constitue la vraie continuité du cinéma français, au-delà de ses batailles d’Hernani et de ses ruptures apparentes. Rebelle au genre fantastique ou aux codes de la comédie (si l’on excepte un orfèvre tenace comme Jean-Paul Rappeneau), l’auteur de films français porte essentiellement son regard sur le monde qui l’entoure, sur la société de ses semblables, sur son histoire personnelle. Dans cette grande famille qui aime à se déchirer, les enfants restent toujours plus ou moins les héritiers de Lumière.
 

 

Gérard Depardieu et Anne Brochet, Cyrano de Bergerac, JP. Rappeneau, 1990

 

 


 


 

La France à Cannes
 

C’était l’une des missions du premier Festival de Cannes, en septembre 1939 : mieux représenter le cinéma français, à l’heure où la Biennale de Venise était sous influence fasciste, et où La Grande Illusion n’avait pas eu les honneurs du palmarès italien… Mais il fallut attendre 1946 pour que le Festival ait bien lieu, et puisse restaurer la visibilité internationale des films français. Si l’équilibre entre les diverses cinématographies était forcément respecté, il était rare dans ces premières années que la France ne figure point sur la liste des œuvres primées. Le grand bénéficiaire de ce coup de projecteur fut un cinéaste brillant et touche-à-tout, incarnant à la fois un néo-réalisme “engagé” et une certaine continuité avec l’avant-guerre : René Clément se voyait récompenser en 1946 pour La Bataille du rail, en 1949 pour Au-delà des grilles, en 1954 pour Monsieur Ripois (mais curieusement pas pour Jeux interdits, projeté en marge de la Compétition avant de faire pleurer le monde entier…).


La Bataille du rail, René Clément, 1949

 

Un condamné à mort s’est échappé, Robert Bresson, 1957

 

Bon an mal an, le jury cannois se trouva amené à couronner des œuvres moins consensuelles : Un condamné à mort s’est échappé (Robert Bresson, 1957) ou Mon oncle (Jacques Tati, 1958). Contestée par le jeune François Truffaut, la sélection française n’en accueillait pas moins en 1959 ses Quatre Cents coups – par une ironie de l’Histoire qui n’échappa pas à Jacques Audiberti : “Ainsi, gag délectable, les amiraux cajolent le mutin ! (…) Ainsi le banni rentre, son étendard au poing, dans sa patrie reconnaissante !”

Pour filer une autre métaphore, c’est surtout l’écume “populaire” de la Nouvelle Vague qui fut acclamée sur la Croisette : celle d’un port bas-normand, sublimée par les rêves de Jacques Demy (Les Parapluies de Cherbourg, 1964) ; celle de la plage de Deauville, filmée avec romantisme par Claude Lelouch (Un homme et une femme, 1966). Dans les deux cas, le charme de la musique avait beaucoup fait pour le plébiscite cannois.

 


Les Parapluies de Cherbourg, Jacques Demy, 1964

Un homme et une femme, Claude Lelouch,1966
 

  

 

Hiroshima mon amour, Alain Resnais, 1959

Mais la période n’en fut pas moins fertile en incidents diplomatiques : en 1955, 1959 et 1966, retrait des films d’Alain Resnais Nuit et Brouillard, Hiroshima mon amour puis La guerre est finie (sous pression de l’Allemagne, des Etats-Unis et de l’Espagne), mais André Malraux put faire maintenir Hiroshima en projection officielle) ; en 1966 encore, sélection sous haute turbulence du film de Jacques Rivette La Religieuse, avec la bénédiction du même Malraux… C’est seulement après mai 68, et le mini-putsch d’un quarteron de cinéastes français, que la compétition cannoise perdra son côté protocolaire pour s’ouvrir davantage au cinéma en train de se faire

La Religieuse, Jacques Rivette, 1966

 

 

Non sans difficultés, liées à la double casquette d’un festival international et national. D’où la nouvelle répartition des compétences, amorcée dans les années soixante-dix par le délégué général Maurice Bessy et confirmée par son successeur Gilles Jacob dès 1978 : à partir de 1983, la sélection française (jusqu’alors suivie de près par le Ministère de la Culture) sera confiée à un comité autonome, qui enverra chaque année à Cannes trois ou quatre films triés sur le volet. Dans la foulée, la création d’une section non compétitive (“Un Certain Regard”), d’un prix du premier film (la Caméra d’Or) et, plus tard de la Cinéfondation permettra de découvrir et de faire connaître des auteurs plus austères, de Raymond Depardon à Pascale Ferran, en passant par Jean-Marie Straub, sans compter de nouveaux venus.

 


Van Gogh, Maurice Pialat, Compétition 1991

Peu à peu, cet éclectisme fait oublier les polémiques, qui sont longtemps restées le péché mignon de la cinéphilie française : on a sifflé en 1973 le Grand Prix à La Maman et la Putain de Jean Eustache, et en 1983 à L’Argent de Robert Bresson ; en 1987, on a encore conspué la Palme d’Or à Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat... Mais ce sont aussi ces manifestations spectaculaires qui forgent la légende d’un festival. Après les récompenses indiscutées que viennent de recevoir coup sur coup Entre les murs (Laurent Cantet, 2008), Un prophète (Jacques Audiard, 2009), et enfin Des hommes et des dieux (Xavier Beauvois, 2010), faudrait-il regretter le temps des scandales ?

 

Entre les murs, Laurent Cantet, Palme d’or 2008

 


Un prophète, Jacques Audiard, Grand Prix 2009

 

 

 

Des hommes et des Dieux, Xavier Beauvois, Grand prix 2010


 

 

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* Noël Herpe est écrivain et historien du cinéma.

Le Festival de Cannes remercie les auteurs pour leur libre contribution.

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