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Les pistes concrètes de Thierry Frémaux pour réinventer Cannes 2020

Thierry Frémaux, Cannes 2020 © DR

 
Par Nicolas Schaller de L’Obs

Le plus grand festival de cinéma, qui aurait dû s’ouvrir le 12 mai, n’aura pas lieu, du moins sous sa forme traditionnelle. Son délégué général s’en explique dans un entretien à « l’Obs ». Extraits.

Cannes a-t-il un sens en l’absence d’événement et de palmarès ?
 

2020 n’est pas une année normale. Et l’exposition cannoise est irremplaçable, même si le Festival ne se réduit pas au Palmarès ou au tapis rouge. On fera de ce label Cannes2020 quelque chose d’efficace. Le Festival, c’est la Sélection officielle pour les critiques, le métier et les cinéphiles et le Marché du Film pour les vendeurs et les acheteurs. C’est le départ d’une aventure sur grand écran, regardez celles de Parasite, du Tarantino, des Misérables ou de Portrait d’une jeune fille en feu. La Sélection officielle ne peut pas se passer de « l’être ensemble », d’une incarnation réelle, c’est pourquoi nous ne ferons pas de « festival numérique », ni de « Palmarès confiné ». En revanche, le Marché peut se dérouler de façon virtuelle. Il aura lieu du 22 au 26 juin. C’est le redéploiement de Cannes2020. Et les films labellisés profiteront de l’aubaine, c’est en tout cas ce qu’affirment déjà les vendeurs.

 

Le milieu du cinéma français ne peine-t-il pas à se remettre en question ?
 

Chacun doit se remettre en question, comme lorsqu’on applaudit les soignants à 20h, alors qu’on était indifférents à leur souffrance il y a deux mois.  Il ne s’agira pas de revenir à « l’avant » mais d’aller vers ce monde que nous voulions déjà et que nous ne parvenions pas à obtenir. La crise doit être une opportunité. Partout. Et en cinéma les enjeux les plus importants ne sont pas les plus médiatiques mais ils étaient déjà sous nos yeux : repenser les chaines de financement, protéger les créateurs en imposant le droit d’auteur, faire contribuer significativement les plateformes étrangères au financement du cinéma, français et européen, négocier âprement avec les GAFA pour que l’usage des œuvres soit correctement rémunéré et les impôts payés, combattre la piraterie qui est un crime culturel, réinstaller des programmes de cinéma à l’école, réfléchir avec les télévisions à leurs obligations mais aussi à leurs devoirs pour qu’elles aident encore plus à produire des œuvres pas uniquement pensées pour le prime time et enfin adapter la chronologie des médias au 21e siècle pour que cinéma et audiovisuel cohabitent au profit de tous sans exclure personne. Profitons de l’opportunité unique qui s’offre à nous. Facile à dire, disons-le, difficile à faire, essayons. Faisons preuve de pédagogie populaire pour que chacun s’engage à sauvegarder ce qui a un coût et une valeur. Il y a des sujets qui fâchent mais allons-y ! Oublions un temps les milliardaires du rap US, il faut répéter que des artistes et des techniciens crèvent de faim pendant qu’on rémunère mal leur travail. L’Etat a un rôle à jouer et on voit dans les discours actuels quelques accents qui rappellent 1946, quand il fallait tout réinventer, le service public… et le cinéma. Et qu’on a créé le CNC ! Cette crise vient de révéler à ceux qui en doutaient à quel point le rôle de l’Etat est fondamental. On sent pourtant que la suite sera douloureuse. Or, c’est une question de souveraineté, notre souveraineté de création et d’avenir. Imaginons un système qui nous donne dix ans d’avance…

 

Et alors que la période de confinement a laissé le champ libre aux plateformes de streaming qui ont accéléré leur conquête du public.
 

Elles sont parfaites pour une vie de confinement, c’est sûr ! Mais ce qu’on consomme à la maison en ce moment, ce sont beaucoup des films de cinéma non ? Le besoin de fiction et de romanesque est intact. Comme l’écrivait Sartre dans Les Mots, une fois que le cinéma a été inventé, on a bien vu qu’on ne pouvait plus s’en passer. Les plateformes sont plus fortes que jamais, surtout dans la jeune génération. Mais le cinéma peut vivre avec elles, comme il le fait depuis longtemps avec la télévision. La société numérique ne suffit pas, elle n’est pas celle où l’énergie circule, les idées s’échangent, les opinions se confrontent. On veut nous faire rester à la maison, commander des pizzas et des films. Le confinement vient de prouver que la vraie vie reste précieuse.

 

La « mort du cinéma » en salles, idée qui a couru à la suite de chaque guerre mondiale, à l’apparition de la télé, de la vidéo, du piratage, n’est donc pas pour demain ?
 

L’annonce de la mort du cinéma n’est pas nouvelle. Ce qui l’est, c’est qu’on sait parfaitement que ça n’est pas vrai, allons. Et que la presse ne le dit pas assez. Les cinémas sont fermés. Imaginons une seconde la situation opposée à celle que nous vivons : un virus informatique éteint tous les écrans. Résultat : les gens se précipiteraient immédiatement dans les salles, on reviendrait aux 450 millions de spectateurs de 1947 et même plus ! Sauf que nous vivons, hélas, l’inverse : le cinéma est « empêché » et les plateformes sont seules en piste. Après le beau cru 2019, il ne méritait pas ça. L’année de son 125e anniversaire !

 

Quels enseignements tirez-vous de cette période ?
 

Que la culture est trop absente dans le discours public qui nous rabâche toujours l’américain « It’s economy, stupid ! », alors qu’elle est essentielle. Outre que la culture est une énorme industrie, qui représente 2% à 3% du PIB, il n’y a pas que l’économie, non. Les mots sont précieux pour nous aider à vivre. Et les paroles ne coûtent rien. Il faut les prononcer, on en a besoin. Pour le reste, les évidences ne peuvent plus attendre : la fraude fiscale, les excès du secret bancaire, l’opacité des démocraties et surtout le fait que le développement du monde est inséparable de l’enjeu environnemental puisque même le COVD 19 est issu du désastre écologique. A planète finie, croissance infinie ? Là, je pense qu’à part Trump et Bolsonaro, tout le monde est convaincu que ça n’est plus possible. Commençons par acheter des fraises françaises, même plus chères. Et défaisons-nous de la domination culturelle exclusivement anglo-saxonne.

 

Et pour Cannes 2021 ?
 

On y est déjà. La période du confinement nous aura permis d’avancer sur des sujets dont nous parlerons dans les mois qui viennent. La grande inquiétude, c’est l’interruption des tournages. D’abord parce que ça fait vivre des milliers de personnes, du premier apprenti déco au réalisateur, du producteur à l’acheteur et, spécialement en Région, créé des dizaines d’emplois, directs ou indirects. Mais conséquence encore invisible : il y aura moins de nouveaux films en 2021.

 

Quels sont les derniers échanges que vous avez eu avec Spike Lee, qui devait présider le jury cette année ? Sera-t-il de Cannes 2021 ?
 

On échange beaucoup. Spike Lee nous a dit rester fidèle à Cannes autant que nous le désirerons. Il est l’emblème d’une ville, New York, particulièrement meurtrie par l’épidémie. Mais son engagement ne l’empêche jamais d’être drôle dans ses messages qui se terminent tous par : « Vive la France » avec plein de petits drapeaux bleu-blanc-rouge. Et pour tout vous dire, il nous a montré un très beau film produit par Netflix. Le pitch ? Des vétérans afro-américains de la guerre du Vietnam décident à 70 ans de retourner là-bas car ils ont un dernier truc à régler. Ça donne envie non ? C’était la surprise qu’il nous faisait. Ça aurait été un beau Cannes.

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