Entretien avec Jérôme Paillard, à la tête du Marché du Film depuis 27 ans
À quelques heures de quitter ses fonctions à la tête du Marché du film et de passer le relai à son successeur, Guillaume Esmiol, Jérôme Paillard dresse le bilan de vingt-sept années à la tête d’un événement dont il a bâti la renommée internationale en l’adaptant en permanence aux préoccupations de l’industrie du cinéma.
À quoi ressemblait le Marché du film lorsque vous avez pris vos fonctions, il y a vingt-sept ans ?
Cela n’avait pas grand-chose à voir avec ce que l’on connaît aujourd’hui. Il se trouvait bien au sous-sol du palais, mais il y avait encore pas mal de stands pornos et de toutes petites salles de projection assez épouvantables, avec des écrans d’à peine 1,50 mètre. C’était quasiment du Home Cinéma ! Les grandes sociétés qui étaient à Cannes, travaillaient depuis les hôtels et les appartements et n'étaient pas considérées comme faisant partie du marché du film. Ma première décision, en novembre 1995, a été de rallier tous ceux qui faisaient du business à Cannes. On a travaillé pendant plusieurs mois de façon acharnée à convaincre les sociétés de l’intérêt qu’elles avaient à faire partie du marché du film en échange d’un service. Le principal que l’on pouvait apporter à l’époque, c’était de l’information. Il n’y avait pas de programme. Les gens organisaient des projections dans leur coin dans les cinémas de la ville. Dès la première année, on a doublé le nombre d’accrédités. Cela a été un joli électrochoc. Une des choses qu’on avait imaginées, et qui a été compliquée à mener la première année, c’est la création d’un guide qui permettait de mettre les professionnels en réseau. Il n’existe plus aujourd’hui en raison du digital et du combat pour l’environnement. C’était un pavé de mille pages avec la photo de tous les participants.
Quels sont les autres grands bouleversements que vous avez mis en place ?
Il y a eu plusieurs grandes étapes, à commencer par la création de Cinando. Cela s’appelait au départ CannesMarket.com. On l’a lancé en 1999. En 2000, il y a eu la construction du Riviera, le bâtiment qui se trouve derrière le palais des festivals. Il a permis de faire venir dans l’enceinte du Palais énormément de sociétés qui travaillaient dans les hôtels. En 2005, on a créé le Producer’s Network car on s’était rapidement aperçu qu’il y avait une forte demande des producteurs pour trouver des partenaires, du financement et des pays où tourner. C’était la continuité naturelle du Village International, où il y a des ressources uniques pour les producteurs. On a ensuite poursuivi le développement de programmes de niche. La force de Cannes, c’est que tout le monde est là et que c’est extrêmement divers, aussi bien géographiquement que du point de vue des profils des sociétés. Ont émergé: Cannes Docs, Frontières, et Fantastic 7 sur les films de genre, Animation, Next pour la technologie, CannesXR pour la VR… Pour chacun de ces programmes, on a créé des lieux, des événements, des petits déjeuners, des cocktails pour aider les gens à se rencontrer. Et ça marche.
Quelle initiative vous a le plus tenu à cœur ?
Il y en a une que j’aimerais mentionner mais que l’on a arrêtée car il arrive parfois que l’on se trompe. On avait créé en 2000 un événement qui s’intitulait Mitic. C’était un marché de l’innovation. Pendant trois ans, nous y avons présenté toutes les technologies et évolutions numériques liées au cinéma. C’était passionnant mais le virage digital a été tellement rapide qu’il a tout absorbé et que Mitic n’avait plus de raison d’être.
Quel virage a été le plus difficile à prendre ?
En ce moment, le virage des plateformes est compliqué. Nous essayons de l’accompagner du mieux possible et il n’est pas terminé. Je pense qu’il va demander au marché de se réformer en profondeur. Il faut réécrire la stratégie du marché et l’infléchir de façon beaucoup plus forte en rajoutant des programmes. Mon successeur est qualifié pour apporter cette révolution. Plus récemment, le virage du numérique nous a été imposé à marche forcée. En 2020, nous avons dû créer un marché online en quelques semaines. Nous étions les premiers et cela a été un très grand succès. L’année suivante, nous l’avons lancé en hybride et nous nous sommes aperçus que ça ne marchait pas très bien. Zoom c’est formidable, mais certainement pas pour développer une relation de confiance. Travailler en ligne, c’est parfait pour continuer une discussion ou une négociation. Mais cela ne remplace pas les rencontres. Ce qu’on a fait pendant vingt-sept ans va donc continuer.
De quoi êtes-vous le plus fier ?
D’avoir fait du Marché du film le premier marché au monde, dans le nid du Festival. Je suis arrivé à un moment où le Festival prenait conscience de l’importance d’avoir deux pieds. Il y avait cette conviction – qui s’est vérifiée par la suite – que chacun pouvait nourrir l’autre. Pour le Festival, c’est important que les films de la Sélection aient des retombées économiques grâce au Marché. Et évidemment, pour le Marché, cette locomotive extraordinaire qu’est le Festival change tout.
L’avenir du cinéma a été discuté lors de cette 75e édition. Quel est votre point de vue ?
C’est une vraie question. Il y a d’abord la question de l’avenir de la salle de cinéma. On mélange souvent en France les notions de film et de salle et je ne suis pas toujours d’accord avec cette approche. Il y a des œuvres cinématographiques qui n’ont pas la chance de sortir dans des salles de cinéma. Cela n’enlève pas le fait que ce sont des œuvres extraordinaires. J’espère vraiment que les gens vont retrouver le chemin des salles. Certaines cherchent à se diversifier en organisant des conférences. Je ne crois pas que ce soit bien pour le cinéma car ces initiatives, aussi intéressantes soient-elles, vont prendre la place de séances de cinéma. Il y a aussi du travail à accomplir dans la réflexion sur la chronologie des médias. Il y a un juste milieu à trouver. En France, il s’agit de raccourcir les fenêtres de diffusion. J’espère que les plateformes vont prendre conscience de l’importance de sortir les films d’abord en salle. La vie d’un film dans l’espace médiatique est extrêmement courte. Imaginer qu’on va parler d’un film trois ans après sa présentation en festival, c’est illusoire. Pour les films plus fragiles, l’intérêt est de concentrer au maximum leur sortie pour bénéficier à fond de la visibilité qu’ils ont eue dans les festivals.
Quel conseil avez-vous donné à votre successeur ?
D’oser apporter de nouvelles réponses en s’appuyant sur l’équipe existante, qui est enthousiaste et saura soutenir et construire ces nouvelles expériences. Nous avons la chance, dans le contexte du Festival, de pouvoir expérimenter. Il faut en profiter.