Ces années-là : il y a 50 ans, le Festival de Cannes raconté par Olivier Séguret

Marie-Josée Nat, Prix d'interprétation Féminine - Les Violons du Bal, Jack Nicholson, Prix d'interprétation Masculine - The Last Detail, Francis Ford Coppola, Palme d'or - The Conversation, Tony Curtis, Marthe Keller - 1974 © AFP

En 1974, le Jury du Festival de Cannes est présidé par René Clair, l’actrice italienne Monica Vitti en est l’unique représentante féminine, et le dernier Grand Prix International (avant que la Palme d’or ne s’impose définitivement à partir de 1975) est remis à l’américain Francis Ford Coppola pour Conversation Secrète (The Conversation).

Cette année, la 77e édition s’ouvrira sous la présidence de la réalisatrice, scénariste et actrice américaine Greta Gerwig et en attendant le 14 mai, le Festival revisite sa propre histoire retracée de manière intime par des journalistes de cinéma dans l’ouvrage Ces années-là, paru chez Stock en 2017.

La 27e édition du Festival de Cannes est racontée par le journaliste Olivier Séguret. C’était il y a 50 ans.

J’entends encore la voix de l’ami auquel, il y a quelques années, je confiais un souvenir d’enfance ému et cuisant me répondre : « ah oui, 13-14 ans, c’est un âge très délicat chez les garçons. » C’est l’âge que j’avais en mai 1974, 13 ans et demi, et si j’aimais le cinéma le plus naturellement du monde, je n’avais aucune idée de ce qu’était la cinéphilie, ni jamais porté le moindre intérêt au Festival de Cannes qui, lui, avait exactement le double de mon âge : 27 ans.

J’ai donc pris la route qui traverse la jungle des archives, désormais numériques, défrichant au flair, déchiffrant à l’instinct, pour me fabriquer un paysage mental et intime, impressionniste, non méthodique, de cette année 1974 en général et de ce 27e Festival en particulier.

Je bénis le hasard et remercie la providence : en découvrant la liste des titres sélectionnés cette année-là, j’ai eu une sorte de frisson spirituel. Ou sexuel. Ou esthétique. Ou psychanalytique. Ou critique, va savoir ! J’ai ramassé les films en une sorte de jeu de cartes mental et je les ai jetés en pluie anachronique sur le tapis de mes souvenirs personnels. Puis j’ai passé le tout au tamis de mon goût, faillible et capricieux. Rois, reines et as : entre mes doigts, je n’ai retenu que les meilleurs, les plus forts. Je n’y voyais que des atouts…

Me sautent d’abord aux yeux, et un peu sous la ceinture, Fassbinder et Pasolini. Rainer Werner et Pier Paolo. Ils concourent tous deux pour la Palme cette année-là, l’un avec Tous les autres s’appellent Ali, l’autre Les Mille et Une Nuits. Deux films qui, quelques années plus tard, frapperaient au fouet ma cinéphilie naissante et marqueraient au fer rouge mon imaginaire érotique. Telle que je peux l’imaginer, leur collision dans le ciel du Festival 1974 colle parfaitement avec ce nuage d’affects confus que le nom de Cannes a toujours fait surgir en moi. 

Le cinéma condense dans mon corps les émotions les plus puissantes, des plus triviales aux plus divines, et Cannes, qui condense le cinéma, aggrave encore cette pathologie. Depuis plus de trente ans que je le fréquente, le Festival n’a cessé d’être pour moi ce merveilleux excès. Un excès de films et de travail, de foule et d’individus, de discipline et de sensualité, d’adhésion et de rejet, de brio et d’abrutissement… Le palmarès 1974 tranche sévèrement entre mes deux géants : Pasolini remporte un Grand Prix spécial et Fassbinder repart bredouille. Jack Nicholson obtient sa première vraie reconnaissance internationale avec un Prix d’interprétation pour La Dernière Corvée de Hal Ashby, récompense soufflée de justesse à Belmondo que Resnais a distribué en Stavisky. Mais c’est Coppola qui décroche la Palme, sa première, avec Conversation secrète. Et c’est René Clair, président du jury, qui la lui remet.

J’ai mis de côté Steven Spielberg, présent en compétition avec Sugarland Express, son premier film (Duel, antérieur, avait été produit pour la télévision), pour mieux mettre en relief cette éloquente coïncidence : un autre jeune cinéaste américain plein d’avenir présentait aussi son premier long-métrage au même moment, Martin Scorsese, révélation de la Quinzaine des réalisateurs avec Mean Streets cette année-là…

Le nombre de films est frappant : non seulement vingt-six longs-métrages sont en lice pour la Palme d’or, mais il y a aussi quatorze films hors compétition ! Et pas de la camelote. Parade de Tati, Amarcord de Fellini, Lancelot du lac de Bresson, pour n’évoquer que le plus prestigieux trio, sont aussi de la partie. Pendant ce temps-là, Céline et Julie vont… à la Quinzaine, où Rivette retrouve la compagnie de Ruiz, Kluge et Iosseliani, tandis que La Paloma de Daniel Schmid plane au-dessus de la Semaine de la critique, accompagné d’Erice avec son premier film, et premier diamant, L’Esprit de la ruche.

Vu de là où je suis et où nous nous trouvons tous, l’édition 1974 du Festival de Cannes ressemble donc à un bon, un riche, un copieux Festival, qui fait affluer une multitude de grands maîtres confirmés et de futurs petits génies.

 

Avec l’expérience que nous avons de l’état actuel du cinéma mondial, augmentée de la connaissance historique des processus traversés depuis cette époque par cette industrie, n’importe quel critique contemporain un peu sincère pourrait contempler la donne de ce 27e Festival avec un petit soupir nostalgique…

 

Ne nous méfions pas de la nostalgie ; méfions-nous de la sincérité. Car nos sentiments sont biaisés, courbés, déformés par l’espace-temps qui nous sépare des années 1970. Chaque époque dessine au loin une psyché inaccessible à nos neurones. L’idée que l’on se fait d’un Festival que l’on n’a pas connu est dans le meilleur des cas une reconstruction, une illusion d’optique. Pour le visiter, il faudrait un casque de réalité virtuelle nous immergeant dans la France des seventies, peuplée des hologrammes des grands disparus. En 1974, l’humanité a perdu Marcel Pagnol et Vittorio De Sica, Darius Milhaud et Duke Ellington, Francis Blanche et beaucoup d’autres. Elle a aussi gagné Penélope Cruz et Joaquin Phoenix, Benoît Magimel et Leonardo DiCaprio, Christian Bale et Jenna Jameson. 

Le seul souvenir que je peux dater de façon certaine et précise concernant cette année-là, c’est le jour de la mort de Georges Pompidou, le 2 avril. C’était la fin des vacances de Pâques, nous remontions en voiture vers Paris avec mes parents et nous n’avions pas d’autoradio. C’est dans une station-service où on faisait le plein, et on le faisait souvent à cette époque, que mon père, informé par le pompiste, nous apprit la nouvelle. Et c’est d’ailleurs au beau milieu du Festival 1974, le 19 mai, que Giscard d’Estaing sera élu président.

Souvent, aujourd’hui, nous nous sentons assaillis par l’actualité, nous avons le sentiment de vivre dans une époque où les événements se bousculent sans répit, où l’histoire s’accélère. Mais ça remuait déjà beaucoup en 1974 ! S’y sont succédés une quantité incroyable d’événements historiques dont les effets se font encore, pour certains, sentir aujourd’hui. Au Portugal, c’est l’année de la « révolution des œillets », en Grèce, celle qui sonne le glas de la dictature des colonels. Soljenitsyne est expulsé d’URSS en février et Nixon éjecté de la Maison-Blanche en août. En Éthiopie on met au jour Lucy (le fossile) ; en France on inaugure Charles-de-Gaulle (l’aéroport). C’est aussi en 1974 que la Grenade devient indépendante et Malte une république. Tiens, au fait, y a-t-il jamais eu un film maltais, un film grenadin, en sélection officielle ?

Je n’étais pas à Cannes cette année-là, mais j’allais déjà beaucoup au cinéma. J’aimais les « films catastrophe », dont c’était l’âge d’or, et je me suis précipité avec mon meilleur ami pour voir La Tour infernale. J’aimais la rigolade et je me suis bidonné devant Le shérif est en prison. J’aimais la SF et j’ai rôti sous Soleil vert. J’aimais les gangsters et j’ai adoré L’Arnaque. Je n’avais pas vu le film dont tous mes copains de plage parlaient cet été-là, L’Exorciste. Ce n’était pas parce qu’il était interdit aux moins de 18 ans, car il était très facile de resquiller dans le cinéma en plein air qui le projetait et je trichais souvent sur mon âge. C’était parce que j’avais peur.

Mes parents aussi aimaient le cinéma et m’ont emmené voir dans les salles parisiennes de 1974 mon premier Buñuel (Le Fantôme de la liberté) et mon premier Louis Malle (Lacombe Lucien). C’est aussi avec eux que j’ai vu, un peu embarrassé, le film phénomène de cette année-là, Les Valseuses, où apparaissait une certaine Isabelle Huppert qui allait s’imprimer durablement sur ma rétine. En revanche, il s’est passé de longues années avant que je ne découvre, à la télévision, ce qui fut le plus grand succès de l’année 1974, avec près de 9 millions d’entrées en France : Emmanuelle de Just Jaeckin. Dois-je préciser que j’ai été déçu ?

Olivier Séguret

IL FIORE DELLE MILLE E UNE NOTE

(LES MILLE ET UNE NUIT) Pier Paolo PASOLINIEn Compétition - Longs Métrages, 1974
1974 Grand Prix Spécial du Jury

ANGST ESSEN SEELE AUF

(TOUS LES "AUTRES" S'APPELLENT ALI) Rainer Werner FASSBINDEREn Compétition - Longs Métrages, 1974
1974 Prix de la Critique Internationale - F.I.P.R.E.S.C.I. (Ex-Aequo)

THE CONVERSATION

(CONVERSATION SECRÈTE) Francis COPPOLAEn Compétition - Longs Métrages, 1974
1974 Grand Prix International du Festival

THE SUGARLAND EXPRESS

Steven SPIELBERGEn Compétition - Longs Métrages, 1974
1974 Prix du scénario

PARADE

Jacques TATIHors Compétition, 1974

AMARCORD

Federico FELLINIHors Compétition, 1974

THE LAST DETAIL

(LA DERNIÈRE CORVÉE) Hal ASHBYEn Compétition - Longs Métrages, 1974
1974 Prix d'interprétation masculine

STAVISKY

Alain RESNAISEn Compétition - Longs Métrages, 1974

LANCELOT DU LAC

Robert BRESSONHors Compétition, 1974
1974 Prix de la Critique Internationale - F.I.P.R.E.S.C.I. (Ex-Aequo)