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Interview de Thierry Frémaux, Délégué Général du Festival de Cannes, pour le Film Français

Thierry Frémaux © Jean-Louis Hupe / Festival de Cannes

En amont du 76e Festival de Cannes (du 16 au 27 mai), Thierry Frémaux, son délégué général, revient sur la sélection, traversée de questions sociétales, ainsi que sa fierté d’avoir convaincu Apple et Martin Scorsese de participer à la nouvelle aventure cannoise.

 

Dans quel état d’esprit êtes-vous à un mois du Festival ?

Nous avons retrouvé une temporalité normale, post pandémie, et abordons un nouveau cycle, qui ira du 76e au 80e Festival, en 2027. Avec ce sentiment, dont Cannes se fait l’écho, que le cinéma a beaucoup changé mais qu’il est toujours aussi fort. Il a été fortement malmené durant la crise sanitaire, ne pouvant défendre ses salles fermées face au triomphe des plateformes. Mais tout se remet en route. On a lu des prédictions idiotes, que la salle ne reviendrait jamais, que le public ne s’intéressait plus au cinéma mais aux séries, etc. On voit qu’il n’en est rien. Mais cela ne signifie pas s’aveugler. Le monde de 2023-2027 ne sera pas le même que celui des années 1950, quand la télévision est apparue, ni celui des années 1980, lors de la dernière grande crise. Une même conviction demeure : le cinéma est toujours sauvé par ses films, et par ceux qui leur font gloire : les artistes, les professionnels et la critique, et les spectateurs. Quand il y a des films sur les écrans, il y a du public dans les salles. Que ce soit des bons films est encore mieux ! Les studios hollywoodiens partagent cette conviction, tout comme la plateforme Apple, qui fait le geste décisif de sortir Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese en salle. Quelque chose d’heureux advient, et qui sera suivi par d’autres plateformes, j’en suis convaincu. Ce qui rend optimiste, c’est que ce net retour d’affection pour les salles, aux États-Unis ou ailleurs, vient aussi du fait qu’elles génèrent de grands profits.

Depuis 2017, à Cannes, revient sans cesse la question de la sélection des films produits par les plateformes, partiellement réglée par la possibilité d’une sélection hors compétition. Qu’en est-il ?

Oui, l’équation est simple : ce qui est en compétition doit sortir en salle. Cannes présente des objets singuliers, des prototypes, des objets d’art qui disent ce qu’est le cinéma et le distinguent. Ça ne veut pas dire que ce que proposent les plateformes est moins intéressant. Aujourd’hui, ces deux mondes désormais dialoguent. Dès 2017, ce désir d’interaction a été notre stratégie. Notre priorité est de défendre les films au cinéma car une œuvre existe grâce aux salles – qui sont des phares dans la nuit, des repères urbains –, à la presse qui en parle, aux débats sur le boxoffice, aux affiches dans les rues, etc. Ainsi que grâce au public, de l’amateur au cinéphile. On n’a pas trouvé mieux. Tout ceci crée une mémoire, depuis plus de 125 ans !

Un dialogue qui a donc permis la sélection de Killers of the Flower Moon

Le dialogue avec Apple s’est formidablement bien déroulé. J’ai vu le film de Scorsese en novembre dernier. Marty me l’a montré en toute amitié, un matin à New York, et le soir nous avons célébré son 80e anniversaire avec Spielberg, De Niro et DiCaprio. Rien n’était gagné concernant Cannes puisque le film était programmé pour l’automne. Finalement, Scorsese vient, et c’est grâce à son affection pour le Festival, mais aussi à la volonté d’Apple de s’installer dans le paysage. Et la meilleure manière de le faire, c’est de passer par Cannes. Le film a donc été invité hors compétition, Apple connaissant et respectant nos règles. Entre-temps, la plateforme a manifesté concrètement son désir de travailler avec le monde du cinéma, donc avec les salles – et avec Paramount. De fait, nous avons élargi notre invitation faite au film de Scorsese à la compétition puisque, cela ne vous étonnera pas, il en a le niveau. J’attends leur décision, nous la respecterons.

Finalement, les œuvres de plateformes et celles pour la salle peuvent tranquillement cohabiter à Cannes…

Cette idée que des plateformes soient présentes à Cannes et que leurs films sortent au cinéma les transforme en ces objets singuliers dont je parlais. Ils deviennent du cinéma et en intègrent l’Histoire. Et c’est assez passionnant. C’est sans doute le monde de demain. Mais le cinéma, c’est aussi un documentaire de 4 heures de Steve McQueen sur Amsterdam pendant la Seconde Guerre mondiale, un film en 3D de Wim Wenders sur un sculpteur, etc. C’est également une grande diversité géographique, et donc de nouvelles histoires qui se racontent du côté de l’Afrique par exemple, avec un mélange de générations. Les vétérans sont toujours là, assurant un lien esthétique invisible avec une passionnante nouvelle génération.

Quelle tonalité a la sélection ?

Sur le plan formel, c’est une sélection d’objets de cinéma, je le disais. Elle inclut autant des comédies que des films qui vont satisfaire ceux qui cherchent ce cinéma de la forme et de la radicalité. Sur le contenu, les questions sociétales dont le monde entier est traversé aujourd’hui reviennent aussi dans les projets, les scénarios : les violences faites aux femmes, la discrimination raciale, sexuelle, les questions de l’emprise, du consentement, du genre. De l’oppression quotidienne et des méfaits du néocapitalisme. Le cinéma a pris ces questions à bras-le-corps. Les cinéastes d’après la Seconde Guerre mondiale avaient traversé l’Histoire. Puis nous avons eu des artistes nés après 1945. Aujourd’hui, la nouvelle génération fait face au réchauffement climatique, à l’épuisement de la planète, aux interrogations du futur. Elle montre de l’engagement et de la conviction. Comme leur aîné Ken Loach qui, avec The Old Oak, à partir d’un point du monde (un village de la banlieue de Newcastle en proie à la désindustrialisation et à l’intégration des migrants), réussit à parler du monde entier.

Pour la première fois, six films de réalisatrices sont en compétition, un record…

Ce n’est que le résultat d’une évolution dont il faut répéter qu’elle est réelle. Lorsqu’il y avait moins de femmes sélectionnées au Festival de Cannes, c’est qu’il y en avait moins en général. Cela a changé. Agnès Varda serait heureuse de constater tout ça. Sinon, c’est notre record en effet, mais il ne s’agit pas seulement d’arithmétique : le plus important, c’est que cette présence amène des histoires, des traitements et des personnages nouveaux. Il y a quelque chose dont le cinéma était largement amputé, une vision du monde, celle du “female gaze”. Cela ne veut pas dire que c’est gagné, restons tous vigilants. Cannes n’est qu’au bout de la chaîne. Mais espérons que s’inverse la pensée sur la question en valorisant la tendance, en la renforçant, en disant que ça va de mieux en mieux et que les réalisatrices sont nécessaires au cinéma.

Les frontières ont donc été repoussées dans la sélection avec un nombre accru de productions venant de pays qui sont peu ou pas représentés d’habitude à Cannes…

Cela prouve que le cinéma n’a pas perdu pied. Il est présent partout. Soudainement, un film soudanais arrive, un mongol, un congolais. L’Afrique du Nord continue de s’affirmer. Dans ces territoires, cette nouvelle génération est composée pour beaucoup de réalisatrices, comme au Sénégal d’ailleurs. Nous sommes contents de saisir ce mouvement. À part ça, et c’est d’abord la raison de leur sélection, ce sont de bons films. Cannes est un festival mondial, et mondialisé : les œuvres se battent avec leur propre culture et nous ne travaillons pas de la même façon avec les Européens qu’avec les Américains, avec les Français qu’avec les Japonais. Même lorsque des pays ne défendent pas assez leur cinéma, il survit : les années Berlusconi ont fait beaucoup de mal au 7e art italien mais les cinéastes et producteurs ont continué à créer, et trois films transalpins sont présents en compétition.

L’an dernier, la première mondiale de Top Gun: Maverick avait eu lieu à Cannes. Quelques mois plus tard, après le succès du film dans les salles, Steven Spielberg avait dit à Tom Cruise qu’il avait sauvé l’exploitation mondiale. Comment avez-vous pris cela ?

C’est l’évidence, l’exploitation a besoin de films. C’est extraordinaire de se dire que le cinéma sera sauvé par les œuvres et les artistes. Tom Cruise ne fait pas de publicité, pas de télé, pas de séries. Pour le voir, il faut aller au cinéma. C’est comme Garbo, sa rareté fait son prix.

Être délégué général du plus grand festival de cinéma au monde, c’est forcément avoir beaucoup de pression. Comment gérez-vous cela ?

Nous essayons de faire les choses de manière honnête, transparente et, si j’ose dire, intelligente. Nous avons un rapport sensé avec les gens avec qui nous travaillons, principalement les producteurs, les artistes, les distributeurs, les vendeurs. Je trouve normal que quelqu’un dont le film n’est pas sélectionné éprouve une grande déception, et c’est toujours un crève-cœur pour moi de la lui infliger. Que nous ayons tort ou raison, nous le faisons avec sincérité. La “pression” (l’autre, pas celle de la bière dont parle Kaurismäki), bien sûr : quand on monte en altitude, l’air est plus irrespirable mais les gens se battent pour ce en quoi ils croient, et je trouve ça magnifique. Jadis, Cannes était souvent l’objet de polémiques sur la sélection, c’est moins le cas, non ? Cela nous permet de nous concentrer sur ce pourquoi on existe : pour les films, les artistes, les professionnels et la presse, dont on veut prendre soin – un lieu supplémentaire sera construit pour les junkets. En 2020, pendant la pandémie, on nous sommait de tout abandonner quand nous essayions de tenir le Festival. Nous ne voulions pas renoncer car des gens comptaient sur nous. Quand nous sommes revenus, en juillet 2021, le souvenir a été inoubliable. Nous refusions de faire un festival “virtuel”. Rien n’égale la clameur, la présence, le café après la séance, la promenade sur La Croisette avant l’extinction des feux. Tout ça est irremplaçable.

Quel tandem comptez-vous former avec Iris Knobloch, qui a rejoint le Festival en tant que présidente ?

Iris Knobloch s’est vite installée dans sa fonction. À la fois dans la droite ligne du tandem que nous formions avec Pierre Lescure et déjà dans son propre style. À Cannes, parce que chacun est dans son rôle, nous travaillons très collectivement. Iris a beaucoup d’idées et s’implique énormément. Quand je suis arrivé, j’avais été un festivalier actif. Le Festival de Cannes, je l’adorais, je le défendais. Iris a d’abord vécu l’événement de l’extérieur (souvenir de The Artist !), elle apporte donc une expertise pertinente et, nous le sentons déjà, affectueuse. Son expérience, venue de Warner, de sa présence dans des conseils d’administration prestigieux, est précieuse. Elle est dans son rôle, avec ce qu’il faut de bienveillance pour l’équipe et d’autorité avec la profession puisqu’elle est aussi et d’abord la présidente du conseil d’administration. Elle a aussi d’emblée mesuré ce qui lie la manifestation avec la Mairie de Cannes. Elle a vite tout compris. Il ne faut pas oublier que le Festival de Cannes est une véritable machine avec des sponsors, une organisation, de la sécurité. Et qui a fait le vœu de s’inscrire dans une démarche écologique. Le tout est pensé afin qu’il soit toujours au sommet, toujours plus efficace, au service du cinéma international et, pardon, de la France ! Pierre a beaucoup changé le conseil d’administration, en a favorisé la démocratie. Iris en poursuit l’esprit, se souciant du bien-être économique du Festival et de sa protection juridique, pour nous permettre une vraie quiétude et une liberté absolue.

Quel bilan tirez-vous de votre association avec France Télévisions et Brut qui a démarré l’an dernier ?

Un bilan très positif : les chiffres sont assez extraordinaires à l’antenne et extravagants sur internet, sur Brut. France Télévisions est déjà un partenaire important, par la qualité de son offre, sa diversité et sa puissance. Le Festival trouve là une belle visibilité grâce à cette association entre deux instances qui font le lien entre le XXe et le XXIe siècle. Brut a inventé ce qu’il est et son apport est immense. France Télévisions, c’est le service public et, d’une certaine manière, nous aussi. Nous sommes tous conduits par l’intérêt général. Cette année, France Télévisions et Brut vont renforcer leur présence. Alors que l’on aborde ce nouveau cycle, il est important de le faire avec des partenaires qui insufflent leur propre énergie. Car Cannes c’est, chaque année, un travail collectif. On a hâte d’accueillir tout le monde.

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