CANNES ET LA RUSSIE : JE T’AIME, MOI NON PLUS

PAR JOEL CHAPRON *

« Couronnez un Américain, vous êtes vendu à l’Amérique ; couronnez un Russe, vous êtes communiste », disait Cocteau qui savait de quoi il parlait, lui qui fut deux fois président du jury et une fois président d’honneur de Cannes. En effet, l’Union soviétique aura été le seul pays à connaître autant d’agitation politique autour de sa présence – mais aussi de ses absences. Pendant les vingt-cinq premières années durant lesquelles les pays envoyaient eux-mêmes leurs films, les relations changèrent au gré des retournements politiques des deux pays, le festival étant un enjeu majeur de ces relations.

Sollicitée, comme tous les autres pays, par voie diplomatique, l’Union soviétique fut invitée au premier festival de Cannes de 1939. La France tenait à cette présence pour d’évidentes raisons politiques, puisqu’elle tentait de se faire de l’URSS une alliée. Le 13 août 1939, Viatcheslav Molotov, président du Conseil des ministres, signe une note secrète adressée au Politburo selon laquelle il nomme « le camarade Kormilitsine — chef de la représentation commerciale de l’URSS en France — membre du jury du festival de Cannes, et le camarade Polonski — directeur du studio Mosfilm — représentant de la cinématographie soviétique ». Deux jours plus tard, le Politburo entérine la décision et l’URSS, répondant aux faveurs que lui accorde la France en nombre de films présentés, désigne 4 longs-métrages et 4 courts-métrages. Mais le 23 août, ce même Molotov signe avec le représentant de Hitler, Joachim von Ribbentrop, le Pacte de non-agression germano-soviétique ; les espoirs français s’effondrent, la guerre est déclarée, le festival n’a pas lieu : Kormilitsine ne sera jamais juré.

Dès la préparation du vrai premier festival, la France décide d’inviter en priorité les nations victorieuses, dont l’URSS fait bien évidemment partie. Pendant cette édition de septembre 1946, la délégation soviétique se fait remarquer par ses soirées où caviar et vodka sont servis à discrétion (la tradition perdurera jusqu’à la perestroïka), mais dont les invités sont tenus d’arborer à leur boutonnière un petit drapeau rouge où est écrit : « L’art au service de la paix ». Néanmoins, devant les problèmes techniques survenus lors des projections de leurs films (mais pas seulement), les Soviétiques crient au sabotage, commençant là une longue série de protestations paranoïaques que le festival va devoir affronter pendant quatre décennies. En 1949, le Comité central du Parti décide que l’URSS ne participera pas au festival, s’estimant lésée par le règlement qui a institué un quota de films à présenter par pays proportionnel à la production annuelle, faisant ainsi la part belle aux films américains. Elle ne revient que deux ans plus tard après l’accord de Staline lui-même, les Soviétiques envoyant à la manifestation 7 films qu’accompagnent le metteur en scène Vsevolod Poudovkine et Nikolaï Tcherkassov, que ses rôles d’Alexandre Nevski et d’Ivan le Terrible chez Eisenstein ont rendu célèbre. Mais le documentaire soviéto-chinois de Sergueï Guerassimov, la Chine libérée, est retiré de la compétition par le festival lui-même sous la pression du gouvernement français qui ne veut pas « blesser le sentiment national » d’autres pays (un article du règlement le permet) qui ne reconnaissent que Formose et non la Chine maoïste : les Soviétiques, vexés, boudent les éditions de 1952 et 1953 et reviennent, après la mort de Staline, en 1954 (avec 120 kilos de caviar dans leurs bagages pour leur fameuse réception !) ; à leur tour, ils déposent plainte contre un film suédois «blessant le sentiment national »…

Si, en 1955, les films soviétiques remportent cinq prix à eux tous (pour la première fois, un cinéaste soviétique, Sergueï Youtkevitch, est au jury), c’est bien évidemment l’année 1958 qui est à marquer d’une pierre blanche : en obtenant, en plein Dégel, la Palme d’or – la seule de l’histoire du cinéma russe à ce jour — avec Quand passent les cigognes, Mikhaïl Kalatozov témoigne du renouveau soviétique.

 

Ce beau film sentimental situe les péripéties d’un amour malheureux dans le cadre dramatique de la guerre et révèle deux comédiens de premier plan, Tatiana Samoïlova et Alexeï Batalov, ainsi qu’un opérateur virtuose, Sergueï Ouroussevski. Au tournant des années soixante, le festival, toujours sous le joug de la politique française mais gaullienne cette fois, renvoie dos à dos les cinématographies américaine et soviétique en sélectionnant majoritairement des films européens – qui remportent, par voie de conséquence, plus de prix. Néanmoins, les films soviétiques, que chaque année le Comité central désigne pour représenter le pays, se voient décerner des prix de toutes sortes : « prix du film lyrique » (1955), « prix spécial pour son scénario original, sa qualité humaine et sa grandeur romanesque » (le 41e de G. Tchoukhraï, 1957), « prix de la meilleure participation » (1960), « de la meilleure évocation d’une épopée révolutionnaire » (1963), mais aussi, et heureusement, « de la mise en scène » (1956, 1961 et 1966). Quand ils n’ont pas de prix (1964), les Soviétiques émettent de véhémentes protestations dans leur presse auxquelles réagit le gouvernement français par voie diplomatique pour calmer les esprits. En 1966, Robert Favre Le Bret, délégué général de l’époque, fait un voyage en URSS à la suite duquel le Comité d’État à la cinématographie et l’Union des cinéastes soviétiques informent, dans une lettre secrète au Comité central, qu’il leur a laissé entendre que le Docteur Jivago de David Lean ferait l’ouverture ; les deux institutions estimaient donc que la participation soviétique n’était pas souhaitable. Mais elles déclarent que, finalement, l’ambassade d’URSS à Paris « a pris des mesures afin que le festival n’ouvre pas avec ce film » (de Gaulle doit se rendre à Moscou en juin, cette visite conduisant à la signature d’un accord de coopération cinématographique franco-soviétique en juillet 1967) et que, en conséquence, les films soviétiques peuvent donc participer. En 1967, des journalistes demandent à la délégation soviétique présente à la conférence de presse de Sergueï Bondartchouk pour Guerre et Paix pourquoi Andreï Roublev de Tarkovski n’est pas au festival, à quoi le directeur de Mosfilm répond que le film n’est pas prêt – ce qui est faux. Il est vendu à la France en 1969 et présenté cette année-là par la société qui l’a acheté (hors compétition et sans l’autorisation du Comité à la cinématographie soviétique) : il remporte le prix de la Fipresci (que les autorités pressent Tarkovski de refuser, la présidente du Syndicat français de la critique étant considérée comme « sioniste » ; le Comité central adresse une sévère réprimande au ministre du Cinéma pour l’erreur commise).

La fin des années soixante, le virage de 1968 changent les mentalités et offrent au festival une plus grande liberté. Celle-ci ne plaît guère aux Soviétiques qui rechignent à envoyer des films à la nouvelle section créée en 1969, la Quinzaine des réalisateurs. Elle n’obtient de haute lutte, avant la perestroïka, qu’un film de Iosseliani (qui vient sous bonne escorte), Il était une fois un merle chanteur, en 1974, un de Mikhalkov, Cinq soirées (1979), un de Chenguelaïa, les Montagnes bleues (1985), – que le ministère soviétique n’a pas prévenu de la sélection et qui ne l’apprend que trois mois plus tard – et un court-métrage de Paradjanov, le Signe du temps, qu’elle présente clandestinement en 1980. En 1970, l’URSS est absente ; elle revient en 1971 avec un film que le festival refuse puis accepte finalement. Le même scénario se déroule en 1976, mais le festival maintient sa décision : en effet, depuis 1972, c’est le festival qui choisit les films et non plus les pays dont ils sont issus (même s’il arrive, comme en 1975, que la pression diplomatique l’emporte). Les relations, d’emblée, s’enveniment et l’URSS rechigne à donner les films que les délégués généraux réclament. Est-ce, alors, sur un malentendu que Tarkovski obtient pour Solaris, montré en sa présence en 1972, le Grand Prix spécial du jury ? En effet, l’interprète du juré soviétique, émigré de longue date en France, ne comprend pas tout quand s’exprime Mark Donskoï !

 

 

Deux ans plus tard, Maurice Bessy, à Moscou, dit à Tarkovski qu’il est prêt à prendre le Miroir les yeux fermés, mais finalement obtient de le visionner et le veut ; on lui dit qu’il n’est pas prêt et on le lui promet pour l’année suivante. Il réitère alors sa demande, mais n’a pas gain de cause : le conseiller culturel de l’ambassade d’URSS, lors d’un entretien au ministère des Affaires étrangères français en février 1975, dit que les « milieux cinématographiques soviétiques refusent (…) d’accréditer l’idée que Tarkovski est le seul cinéaste de classe internationale et souligne que [son] gouvernement renoncerait à participer au festival si les organisateurs n’acceptaient pas de sélectionner le film Ils ont combattu pour la patrie de Sergueï Bondartchouk ». Le festival s’incline, sélectionne Bondartchouk (néanmoins les Soviétiques, conscients de la valeur de Tarkovski, le vendent une fortune en 1977 à un duo inattendu : Gaumont et Antenne 2), mais refusent, l’année suivante, de céder à un chantage identique – les Soviétiques crient au « boycott idéologique » ! En 1974 et 1975, c’est l’animation qui se distingue avec un Grand Prix et un Prix spécial du jury, tous deux décernés à Fiodor Khitrouk, dans la catégorie courts-métrages.


Mikhalkov vient à Cannes pour la première fois avec Partition inachevée pour piano mécanique en 1977, mais hors compétition : en effet, lors de son premier voyage en URSS, Gilles Jacob, à qui Maurice Bessy, délégué général depuis 1972, est en train de passer les rênes de la sélection, veut voir Pastorale de Iosseliani, mais le Comité à la cinématographie ne le lui permet pas. Partagé entre les affinités qu’a développées avec l’URSS Robert Favre Le Bret, devenu président de la manifestation, et la position très ferme de Maurice Bessy vis-à-vis de ce pays qui réclame une plus grande présence de ses films à Cannes et que le ministre du Cinéma tient pour un « pas grand-chose », Gilles Jacob louvoie. En 1979, les Soviétiques refusent d’envoyer Stalker à Cannes, prétextant que « le film est trop bon et [qu’ils] le réservent pour le Festival de Moscou » — où il ne sera évidemment pas présenté ! Mais, l’année suivante, Gilles Jacob, grâce à des subterfuges, obtient illégalement une copie qu’il projette sans l’annoncer en « programme surprise ». Fureur des Soviétiques, mais la projection a bien lieu et le film remporte le Prix du jury œcuménique. En 1983, Tarkovski est à Cannes avec Nostalghia, Bondartchouk au jury ; bien que ce dernier passe son temps à dénigrer le film, celui-ci repart avec trois prix – dans les coulisses, Tarkovski tombe sur son ancien ami et coscénariste d’Andreï Roublev avec qui il a rompu toute relation, Andrei Konchalovsky. Bondartchouk et Tarkovski se retrouvent en compétition l’un contre l’autre trois ans plus tard ; affaibli par la maladie, celui-ci ne vient pas à Cannes, mais remporte encore trois prix, tandis que Bondartchouk n’obtient rien.

 

 

 

Nostalghia d’Andrei Tarkovski

le Repentir de Tenguiz Abouladzé

 

La perestroïka bouleverse les relations : désormais, le festival traite avec les cinéastes eux-mêmes. L’URSS est d’emblée représentée en compétition, en 1987, par un film-phare de la nouvelle période qui s’annonce, le Repentir de Tenguiz Abouladzé (celui-là même qui avait remporté la Palme d’or du court-métrage en 1956, l’année de la déstalinisation) et, via l’Italie, par les Yeux noirs de Mikhalkov :Yves Montand, président du jury, et Elem Klimov, juré et chantre de la perestroïka, s’écharpent autour de ces deux films (Montand ne croit pas au « repentir » des communistes). Le Repentir repart avec le Grand Prix spécial du jury, les Yeux noirs avec le Prix d’interprétation masculine pour Marcello Mastroianni ; ironie du sort, le frère de Mikhalkov, Andrei Konchalovsky, est en compétition lui aussi avec un film américain, le Bayou, pour lequel Barbara Hershey remporte le Prix d’interprétation féminine ; enfin, cette même année, Nana Djordjadzé reçoit la Caméra d’or.


Robinsonnade, mon grand-père anglais de Nana Djordjadzé

En 1990, ce même prix est décerné à Vitali Kanevski, metteur en scène de 55 ans dont c’est le premier film, arrivé à Cannes en stop et récupéré par les marins d’un bâtiment de la flotte soviétique basé au large. C’est, toujours en 1990, que le monde découvre une nouvelle société, celle de Taxi Blues de Pavel Lounguine, où l’ancien et le nouveau monde soviétique se confrontent. L’année suivante, le metteur en scène réputé maudit, Roustam Khamdamov, vient en compétition avec Anna Karamazoff, coproduit par le Français Serge Silberman, avec Jeanne Moreau dans le rôle principal. Entre Khamdamov et les Français, qui ne reconnaissent pas dans le film le scénario sur lequel ils se sont engagés, le torchon brûle avant même le festival : Silberman exige un carton d’introduction explicatif ; Khamdamov obtempère, mais, lors de la projection de presse, son assistant met la main devant le projecteur pour empêcher la lecture ; le soir, Jeanne Moreau trépigne sur son siège ; le film est confisqué par Silberman qui déclare qu’il ne le montrera plus jamais (de fait, même après sa mort, ce film reste invisible).

 

Signature de Pavel Lounguine.

 

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, les scandales, les intrigues, les chantages politiques liés au cinéma russe ont cessé. Cette cinématographie a acquis un droit : elle est traitée comme les autres, ce qui, aux yeux de certains Russes, sonne comme une régression. Dès lors, il arrive qu’aucun film ne soit en compétition (1995, 1996, 1997, 2004, 2005, 2006, 2008, 2009) ; quelquefois, que la Palme convoitée échappe (Mikhalkov repart déçu malgré son Grand Prix pour Soleil trompeur en 1994, puis bredouille avec Soleil trompeur 2 en 2010) ; rarement, qu’un metteur en scène en compétition ne vienne pas (Sokourov en 2007, bien qu’il soit le metteur en scène russe le plus souvent sélectionné en compétition depuis douze ans : 5 films sur les 7 retenus lui sont dus). Le Festival de Cannes reflète désormais, par ses sélections et ses non-sélections, l’état du cinéma d’auteur russe actuel.

 

LIRE >>> L’HISTOIRE DU CINEMA RUSSE

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* Joel Chapron est interprète de russe, correspondant étranger du Festival de Cannes, responsable des pays d’Europe centrale et orientale à Unifrance, professeur associé à l’université d’Avignon, auteur de nombreux articles sur les cinématographies d’Europe de l’Est, rédacteur de la nouvelle édition du Dictionnaire du cinéma (Larousse).

Le Festival de Cannes remercie les auteurs pour leur libre contribution.

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