Hombre de la Esquina Rosada, un film selon Borges

HOMBRE DE LA ESQUINA ROSADA

El Corralero, ancien tueur à gages, va-t-il saisir la chance de se ranger ? Telle est l’intrigue du film argentin Hombre de la Esquina Rosada (L’Homme au coin rose) de René Mugica présenté à Cannes Classics en version restaurée. Entretien avec Thomas Messias, journaliste et auteur du Nouveau cinéma argentin (Playlist Society 2015), autour de ce film inspiré d’un texte de Jorge Luis Borges.  

Le film est issu d’un texte de Jorge Luis Borges : est-ce une adaptation fidèle ?

Le film est issu d’une assez courte nouvelle de Borges, d’abord intitulée Hombres de las orillas (« Les hommes des faubourgs »). Son écriture est née de la volonté de rendre hommage à Nicolás Paredes, ancien chef politique au passé trouble dont Borges était devenu l’ami. L’écrivain se met en quelque sorte dans la peau de Paredes, utilisant en tout cas sa façon de raconter des histoires pour déployer une collection de souvenirs dont la simple accumulation entend suffire à composer le portrait de plusieurs hommes. En l’adaptant à l’écran, les trois scénaristes introduisent un certain nombre de personnages pour épaissir le tout.

Il fait appel à une narration très particulière : pouvez-vous nous en dire plus ?

Le film s’ouvre sur la demande de libération de Nicolás Fuentes, bandit emprisonné depuis plusieurs années après avoir été trahi par un groupe composé de plusieurs camarades et de sa propre femme. Mais au moment de le faire sortir, les gardiens le trouvent mort dans sa cellule. El hombre de la esquina rosada consiste alors en un gigantesque retour en arrière : avant de mourir, Fuentes avait raconté son histoire à son codétenu Francisco Real, qui nous sert alors de narrateur. Ce système de narration indirecte crée un effet de questionnement permanent : sommes-nous en train d’assister à la véritable histoire de Fuentes, à la version embellie qu’il a pu raconter à Real, ou à une version plus déformée encore, fruit des approximations de ce conteur improvisé ?

Que pensez-vous de cette adaptation à l’écran ?

Elle conserve le sel et l’esprit de la nouvelle de Borges, qui parvenait en quelques pages à déclarer sa flamme à ces quelques voyous porteños (habitants de Buenos Aires) tout en égratignant leur statut d’hommes virils et courageux. René Mugica retranscrit idéalement l’attrait de l’écrivain pour les faubourgs de Buenos Aires, où le vent de la fête ne va jamais sans un frémissement lié au danger.

Les interprètes étaient-ils des acteurs argentins de premier plan pour l’époque ?

C’est le cas de Francisco Petrone, interprète de Francisco Real, qui a joué dans une vingtaine de films et dont celui-ci fut l’un des derniers (il est mort en 1964, trois ans après le tournage). Susana Campos, qui joue la femme de Fuentes, a également mené une carrière d’actrice au long cours, tournant régulièrement dans des films entre 1946 et 2004, année de sa disparition.

Qu’a pensé Borges de cette adaptation ?

Il la trouvait parfaitement à son goût, affirmant que Mugica avait « fait un bon travail étant donné les possibilités offertes par l’intrigue ». Il faut dire que Borges avait d’abord sorti sa nouvelle sous pseudonyme, car il n’en était pas très satisfait. Il la jugeait ampoulée et pas suffisamment bien écrite. L’adaptation filmique aura pu l’aider à prendre du recul sur son propre travail, toujours captivant, et à faire preuve de davantage de clémence envers celui-ci.