La Chimera, le souvenir des vies antérieures par Alice Rohrwacher
De retour dans sa petite ville située au bord de la mer Tyrrhénienne, Arthur (Josh O’Connor), un pilleur de tombes étrusques en quête de son amour perdu, retrouve sa bande de brigands. Après Les Merveilles (Grand Prix en 2014) et Lazzaro Felice (Prix du Scénario en 2018), Alice Rohrwacher s’interroge sur les traces du passé dans La Chimera.
Quel est le point de départ de cette histoire ?
L’histoire de la région d’Italie où je vis, l’Étrurie, a toujours été liée aux découvertes archéologiques. Dans les années 1980 et 1990, il suffisait de s’arrêter dans un café pour entendre l’histoire de quelqu’un qui, en creusant la nuit, avait trouvé des vases peints, des bijoux, des fragments de statues antiques… Très souvent, il s’agissait de tombes. Elles sont pour moi des trésors qui racontent le rapport du passé avec la mort. Avoir conscience que ces vestiges symbolisaient l’existence de vies antérieures a nourri mon enfance et a défini mon regard. Mon histoire individuelle s’inscrivait alors dans une histoire collective.
La dimension collective est justement au cœur de La Chimera…
Il était important pour moi de la donner à voir à une époque où l’on met l’accent sur le pouvoir de l’individualisme. Je me suis donc intéressée aux choses qui vieillissent, mais aussi au désir d’une génération qui se sent différente et qui veut rompre avec le passé. Je me suis demandé à quel moment un objet cesse d’être sacré pour une génération et devient un simple témoignage du passé.
Pourquoi avoir souhaité, une fois n’est pas coutume, placer une figure étrangère au cœur de l’un de vos films ?
Je considère qu’il est toujours important de trouver un point de vue qui nous éloigne de notre regard habituel sur les choses. Cette fois-ci, j’ai vraiment souhaité que le protagoniste soit un homme sans racines. Ce qu’il recherche, c’est précisément l’appartenance à un lieu, à un amour.
« Les tombes sont pour moi des trésors qui racontent le rapport du passé avec la mort. »
La dimension du conte moderne est toujours très importante dans votre cinéma et La Chimera ne déroge pas à la règle…
À une époque où nous sommes vraiment submergés par le récit – tout est récit, des milliers de séries télévisées aux étiquettes alimentaires des supermarchés -, j’aime réfléchir à d’autres formes de narration. J’aime aussi beaucoup jouer avec l’identification forcée au protagoniste. C’est important de pouvoir s’identifier à l’autre, mais c’est aussi très bien de le regarder de l’extérieur, avec du recul. J’ai voulu rappeler au spectateur qu’il ne faut pas seulement se perdre dans l’histoire, mais il faut aussi l’observer de plus loin.
L’image est une nouvelle fois signée Hélène Louvart. Visuellement, de quelle manière avez-vous pensé le film ?
Nous avons travaillé avec trois formats de pellicule : le 35 mm, qui se prête à la fresque, à l’iconographie, à la grande page illustrée qui interrompt les livres de contes de fées ; le super 16 mm, qui a une densité narrative et une capacité de synthèse inégalée et qui, comme une écriture magique, parvient à nous faire entrer directement au cœur de l’action ; et le 16 mm, depuis une petite caméra amateur, comme des notes au crayon sur la tranche d’un livre. Nous avons donc essayé d’entrecroiser des fils très éloignés, comme dans une tapisserie orientale, et de jouer avec la matière du film : ralentir, accélérer, chanter, figer l’image, fixer et écouter.