La Chimère d’Alice Rohrwacher, l’interview cannoise

La Chimère © DR

Après Les Merveilles (Grand Prix en 2014) et Lazzaro Felice (Prix du Scénario en 2018), Alice Rohrwacher poursuit sa réflexion sur le passé et l’identité avec La Chimère, dévoilé en Compétition en mai dernier. Elle s’y intéresse aux secrets qu’on laisse derrière soi et aux rêves que l’on poursuit, à travers l’histoire d’une bande de pilleurs de tombes étrusques. Parmi eux Arthur, interprété par un Josh O’Connor hanté par son amour perdu et qui a le pouvoir de ressentir le vide sous ses pieds… Fer de lance du renouveau du cinéma italien, la réalisatrice répond à nos questions sur ce conte moderne et puissant à découvrir en salle à partir du 6 décembre.

Quel est le point de départ de cette histoire ?

L’histoire de la région d’Italie où je vis, l’Étrurie, a toujours été liée aux découvertes archéologiques. Dans les années 1980 et 1990, il suffisait de s’arrêter dans un café pour entendre l’histoire de quelqu’un qui, en creusant la nuit, avait trouvé des vases peints, des bijoux, des fragments de statues antiques… Très souvent, il s’agissait de tombes. Elles sont pour moi des trésors qui racontent le rapport du passé avec la mort. Avoir conscience que ces vestiges symbolisaient l’existence de vies antérieures a nourri mon enfance et a défini mon regard. Mon histoire individuelle s’inscrivait alors dans une histoire collective et même la mort, vue par ce prisme collectif, devenait moins effrayante.

La dimension collective est justement au cœur de La Chimera

Il était important pour moi de la donner à voir à une époque où l’on met l’accent sur le pouvoir de l’individualisme. Je me suis donc intéressée aux choses qui vieillissent, mais aussi au désir d’une génération qui se sent différente et qui veut rompre avec le passé. Je me suis demandé à quel moment un objet cesse d’être sacré pour une génération et devient un simple témoignage du passé. Les pilleurs de tombes se sentent comme des « hommes nouveaux » : pour eux, les objets laissés dans les tombes pendant des millénaires ne sont plus des objets sacrés, mais de vieilles choses.

Pourquoi avoir souhaité, une fois n’est pas coutume, placer une figure étrangère au cœur de l’un de vos films ?

Pour moi, les étrangers sont toujours importants. À chaque époque et dans chaque contexte. Je considère qu’il est toujours important de trouver un point de vue qui nous éloigne de notre regard habituel sur les choses. Cette fois-ci, j’ai vraiment souhaité que le protagoniste soit un homme sans racines. Ce qu’il recherche, c’est précisément l’appartenance à un lieu, à un amour. Et en tant qu’étranger, il est libre de la chercher où il veut.

 

« Les tombes sont pour moi des trésors qui racontent le rapport du passé avec la mort. »

 

 

La dimension du conte moderne est toujours très importante dans votre cinéma et La Chimera ne déroge pas à la règle…

À une époque où nous sommes vraiment submergés par le récit – tout est récit, des milliers de séries télévisées aux étiquettes alimentaires des supermarchés -, j’aime réfléchir à d’autres formes de narration. J’aime aussi beaucoup jouer avec l’identification forcée au protagoniste. C’est important de pouvoir s’identifier à l’autre, mais c’est aussi très bien de le regarder de l’extérieur, avec du recul. J’ai voulu rappeler au spectateur qu’il ne faut pas seulement se perdre dans l’histoire, mais il faut aussi l’observer de plus loin.

L’image est une nouvelle fois signée Hélène Louvart. Visuellement, de quelle manière avez-vous pensé le film ?

Nous avons travaillé avec trois formats de pellicule : le 35 mm, qui se prête à la fresque, à l’iconographie, à la grande page illustrée qui interrompt les livres de contes de fées ; le super 16 mm, qui a une densité narrative et une capacité de synthèse inégalée et qui, comme une écriture magique, parvient à nous faire entrer directement au cœur de l’action ; et le 16 mm, depuis une petite caméra amateur, comme des notes au crayon sur la tranche d’un livre. Nous avons donc essayé d’entrecroiser des fils très éloignés, comme dans une tapisserie orientale, et de jouer avec la matière du film : ralentir, accélérer, chanter, figer l’image, fixer et écouter.

Vous commencez le film dans l’obscurité, comme dans tous vos autres longs métrages… Pour quelle raison ?

J’ai toujours commencé mes films dans l’obscurité, car les premiers « cinémas » que j’ai créés dans mon esprit sont peut-être nés dans l’obscurité plutôt que dans la lumière. Je me souviens des longs voyages en voiture entre l’Italie et l’Allemagne pendant lesquels, dans un état de somnolence, je n’entendais que le son autour de moi et, les yeux fermés, j’essayais d’imaginer ce qui se passait… et mon film était né. Entrer dans une histoire dans l’obscurité vous place immédiatement, en tant que spectateur, dans une dimension active : vous devez activer votre imagination avant même qu’une image du film ne vous parvienne. J’entends un son : où suis-je ? Que va-t-il se passer autour de moi ? Ce n’est qu’ensuite que les images se construisent. C’est une manière douce d’établir immédiatement une relation différente avec le spectateur, presque comme un jeu auquel participent des joueurs très éloignés les uns des autres.

Pouvez-vous nous dire un mot sur votre prochain projet ?

Je travaille sur le conte de fées italien. J’ai pris huit contes de fées traditionnels et j’aimerais créer une anthologie de petits films. J’ai fait beaucoup de recherches sur les conteurs de fées, les conteurs itinérants, les familles qui ont parcouru l’Italie jusqu’aux années 1960 et j’aimerais qu’ils guident la narration. Et puis j’ai beaucoup d’idées en tête, dont un film sur une bombe trop puissante. Mais je ne peux pas en parler maintenant. C’est ma chimère, quelque chose que j’essaie d’atteindre mais que je n’arrive jamais à saisir.