Rencontre avec Ruben Östlund, Président du Jury des Longs Métrages

Ruben Östlund - Président du Jury Longs Métrages

Deux films en Compétition ont suffi pour signer un doublé. Après une Palme d’or pour The Square en 2017 et une deuxième l’an dernier pour Sans Filtre, Ruben Östlund préside cette année le Jury des Longs Métrages. De double lauréat à remettant, le cinéaste suédois revient sur son épopée cannoise et sur les temps forts de sa carrière.

Où sont vos deux Palmes d’or ?
Elles ont d’abord fait le tour de la Suède. La décoratrice les a emmenées dans sa ville, la costumière dans la sienne, tout le monde les a montrées au public et nous avons organisé des projections. Désormais, elles sont dans mon bureau et, quand je suis assis et que j’écris, je lève les yeux et je vois ces deux Palmes d’or qui me fixent. C’est très bien, mais ça met beaucoup de pression.

Quelle est votre Palme d’or préférée ?
J’adore Amour et Le Ruban blanc de Michael Haneke. Aussi Le Tambour de Volker Schlöndorff et Apocalypse Now de Coppola, qui ont partagé une Palme d’or. J’ai aimé Entre les murs de Laurent Cantet et le documentaire Être et Avoir de Nicolas Philibert. Pulp Fiction est aussi une grande réussite. Il y a tant de films avec lesquels on vit et qui, quand on y repense, ont remporté la Palme d’or !

Le Festival de Cannes a-t-il changé votre carrière ?
Oui, à 100 %. Le festival jouit d’un certain prestige qui attire l’attention. Cela vous permet d’obtenir de l’argent pour faire des films. Il y a une certaine forme de célébrité liée à Cannes, je vis avec cela aujourd’hui mais ce n’est pas encombrant. Vous êtes anonyme dans la plupart des endroits où vous vous trouvez.

Ruben Östlund – Lauréat de la Palme d’or pour TRIANGLE OF SADNESS (SANS FILTRE)

Qu’est-ce qui vous rend le plus fier dans votre carrière, hormis vos Palmes d’or ?
J’ai fait un petit film avec ma mère. Politiquement, elle s’est engagée à gauche dans les années 1960. Elle a voulu réunir les membres de son parti pour tourner une vidéo anti-OTAN pour Internet. Il fallait faire un buzz, quelque chose de viral. Donc on a organisé un flashmob avec quarante personnes entre 65 à 80 ans. C’était dans un grand centre commercial de Göteborg, en Suède, où j’habite. Soudainement, tous les participants se sont effondrés au sol, comme s’ils s’étaient fait tirer dessus. Pour moi, c’était beau de voir que des personnes, même à cet âge, peuvent être très engagées politiquement et continuer à faire des choses pour changer la société.

Quel est votre plus grand échec et qu’en avez-vous retenu ?
J’ai vécu des projections terribles pour Play, un film dont je suis très fier. À la première projection, à la Quinzaine des réalisateurs, le film n’était pas terminé à 100 %. Le rythme du film ne fonctionnait pas et ça a interpellé le public. Le film se découpe en 42 prises uniques, 42 scènes, 42 coupes. Le rythme du film était très lent. Devant moi, il y avait un couple âgé, et l’homme de ce couple, lorsqu’il a vu la première scène du film, a commencé à lever les yeux et s’est exclamé : « Oh mon Dieu, est-ce que je vais pouvoir regarder ça ? » Ce fut très douloureux. Ensuite, j’ai revu le film dans l’idée de le remonter, puis je l’ai présenté au festival de Munich. Là, il y a une personne dans le public qui a commencé à dire : « Coupez ! » quand il pensait qu’il fallait couper. L’auditoire l’a interpellé, lui a demandé de se taire, mais il disait : « Ce film, ça ne va pas ! Il est mal fait. » Avec Play, j’ai vécu de nombreuses expériences douloureuses mais j’ai pris conscience du fait que je devais visionner le film avec un public en amont d’une avant-première. Désormais, j’organise plusieurs projections-tests avant de sortir un film.

Quel personnage de Sans Filtre vous ressemble le plus ?
Ce serait probablement Carl, incarné par Harris Dickinson. De nombreuses scènes sont directement inspirées de ma vie, comme ce moment horrible au restaurant, entre un homme et une femme, quand l’addition arrive. Je déteste la pression sociale qu’implique ce genre de situations, où l’on attend de vous un certain comportement. Cette dispute autour de l’addition, je l’ai vécue personnellement avec ma femme. Mais bon, ça ne nous a pas empêchés de nous marier par la suite.

Vous écrivez, vous mettez en scène, vous réalisez… Qu’est-ce qui vous amuse le plus dans le processus de fabrication d’un film ?
Avant de commencer un projet, tout est possible. C’est très amusant parce que, dans ma manière de faire, je parle du film à toutes les personnes que je croise. Mon prochain film se déroulera dans un avion et dès que je commence à en parler, beaucoup de gens me disent : « Tu sais ce qu’il m’est déjà arrivé dans un avion ? Écoute cette histoire ». C’est quelque chose de très social, une partie du processus que l’on peut partager et avec laquelle on peut s’amuser. Mais dès que l’on commence à décider exactement de la direction à prendre, on est plus limité. J’aime aussi le montage parce qu’il n’y a pas de pression sociale. Lorsque vous tournez, vous êtes très stressé et ça coûte cher. Mais lorsque vous vous asseyez face à votre matière et que vous attaquez le montage, la seule limite, c’est votre propre force de travail. Et lorsque vous parvenez à sortir quelque chose, c’est très stimulant parce que vous vous dites : « Ah, bien joué !”

Comment faites-vous pour à la fois faire rire votre public et le mettre mal à l’aise ?
J’ai souvent recours au dilemme, lorsqu’un personnage a le choix entre deux ou plusieurs options mais qu’aucune n’est facile. Il peut alors agir de telle ou telle manière, mais ça va être douloureux. Lorsqu’on voit un personnage face à un dilemme, c’est très facile de s’identifier, et c’est souvent à la fois drôle et dur. Dans le stand up, les humoristes l’utilisent dans leurs textes. C’est une question de comportement humain. Nous observons notre propre attitude et nous pouvons en rire. Et en même temps, cela peut faire réfléchir.

Quel est votre dernier souvenir d’éclat de rire au cinéma ?
C’est un peu embêtant parce que c’était devant Sans Filtre. J’étais en Belgique, à Bruxelles, juste avant d’arriver ici, pour une rétrospective qui m’était consacrée. J’ai donc dû revoir mon film et j’ai beaucoup ri !

À quoi ressemblerait un film de Ruben Östlund sur le milieu du cinéma ?
Ce serait intéressant de faire un film sur le monde du cinéma en se concentrant sur les médias. C’est amusant de regarder les gens se faire interviewer. Je trouve touchant l’instant où les gens entrent dans leur rôle. Il y a une vidéo fantastique sur YouTube qui pourrait m’inspirer pour ce film. Elle s’appelle « Cabdriver on the BBC ». Il s’agit d’un chauffeur de taxi qui se rend à la BBC pour un entretien d’embauche, mais une fois arrivé, il y a un quiproquo. La BBC croit qu’il est expert en droits d’Internet et ils l’installent en plateau pour une émission en direct. Ce type est assis et la journaliste dit : “Bienvenue Guy Kewney. » Le chauffeur s’appelle Guy, il sait bien qu’il n’est pas Guy Kewney et, l’espace d’une seconde, on le voit hésiter entre les avertir de l’erreur ou jouer le rôle de l’expert. Puis il se lance, il dit bonjour, il débite des absurdités comme : « Vous pouvez aller au Cyber Café, vous pouvez télécharger de la musique partout. C’est beaucoup mieux pour le développement. » C’est hilarant ! Ce serait une bonne source d’inspiration pour ce film.