Entretien avec Ebru Ceylan, membre du Jury des Longs Métrages

Avec Nuri Bilge Ceylan, elle a co-signé les intrigues d’un Prix de la mise en scène (Les Trois singes, 2008), d’un Grand Prix (Il était une fois en Anatolie, 2011), d’un Prix du scénario (Les Herbes Sèches, 2023) et d’une Palme d’or (Winter Sleep, 2014) au Festival de Cannes. Avant de devenir l’un des maillons essentiels de son travail d’écriture, la photographe Ebru Ceylan a débuté comme directrice artistique aux côtés du cinéaste turc. Membre du Jury des Longs Métrages de cette 77e édition, celle qui a vu son premier court-métrage sélectionné en 1998 à Cannes évoque son rapport au cinéma.

Votre première venue au Festival de Cannes date de 1998, année où Kiyida (On The Edge), votre premier court-métrage, avait été sélectionné parmi ceux concourant en Compétition pour la Palme d’or. Quel souvenir gardez-vous de sa réalisation ?

J’étais en deuxième année de cinéma à l’Université d’Istanbul lorsque j’ai tourné Kiyida. C’est un film qui s’est monté avec très peu de moyens. À l’époque, la technologie numérique n’existait pas encore et j’avais utilisé une caméra analogique. J’étais encore étudiante, mais j’avais réussi par miracle à obtenir le soutien financier de quelques studios. Une fois terminé, j’ai envoyé le film à plusieurs festivals. Je ne possédais alors qu’une copie et cela a occasionné pas mal d’allers-retours compliqués, avec parfois des problèmes aux douanes. Le premier festival qui m’a fait un retour sur le film, c’est le celui de Cannes. À l’époque, les téléphones portables n’existaient pas et c’est par message adressé à mon télésecrétaire que j’avais appris la sélection de Kiyida. La surprise a été totale.

Pourquoi ?

Parce que j’avais réalisé un film qui n’avait rien de classique. Pour ce court métrage, je me souviens avoir fonctionné à l’instinct. Kiyida est bâti avec des images fortes en symboles. Il est tourné en noir et blanc et ne comporte aucun dialogue. C’est un film tellement singulier sur le fond comme sur la forme qu’aucun de mes amis et des membres du casting n’avaient compris le message que je souhaitais transmettre. C’était donc très encourageant pour moi qu’un tel film soit reconnu par le Festival de Cannes. Cannes a joué un rôle déterminant dans ma carrière. Il m’a donné beaucoup de confiance et de courage.

Pourquoi, depuis, vous êtes-vous faite si rare derrière la caméra ?

Parce que mes différents projets autour de la photographie ont primé sur tout le reste. La photographie est un art solitaire et je me sens beaucoup plus à l’aise quand je travaille seule. L’essence de mon art s’exprime plus instinctivement lorsque je procède de cette manière. Les grands projets avec de gros budgets, ce n’est pas vraiment dans mon caractère. C’est pour cette raison que j’ai opté pour le scénario. C’est une étape du cinéma plus en adéquation avec ma personnalité car elle nécessite de travailler seule.

De quelle manière la photographie vous influence-t-elle dans l’écriture ?

Comme vous vous en doutez, j’attache une grande attention à la forme. Mais l’atmosphère d’un film est également une notion très importante à mes yeux. Ce qui m’importe, c’est que le monde intérieur du réalisateur soit tangible. C’est très important pour moi d’avoir ce ressenti.

 

“ Andreï Roublev (1969), d’Andrei Tarkovski, est le film qui m’a ouvert les yeux sur le cinéma. ”

Quel film, justement, vous a particulièrement marqué de ce point de vue ?

Andreï Roublev (1969), d’Andrei Tarkovski. C’est le film qui m’a ouvert les yeux sur le cinéma. J’avais 19 ans, et quand j’ai vu le film pour la première fois, j’ai d’abord ressenti un grand chaos. Mais avec le temps, le film a infusé et le sentiment initial qu’il m’a procuré a évolué, puis grandi. Ce long métrage a laissé une grosse empreinte en moi, sans que je puisse définir avec précision quels sont ses contours. J’ai ensuite commencé à m’orienter davantage vers des films d’auteurs, vers des longs métrages qui ont un sens beaucoup plus profond.

Comment s’est nouée votre collaboration avec Nuri Bilge Ceylan ?

Je l’ai rencontré pour la première fois lors d’un festival de courts métrages dans ma ville natale. Il venait de débuter dans le cinéma, mais je connaissais surtout son travail de photographe d’art, que j’admirais beaucoup. Il jouissait déjà d’une belle réputation. À l’époque, je ne savais pas qu’il était également cinéaste. Plus tard, quand j’ai débuté mes études de cinéma à Istanbul, j’ai recroisé Nuri lors d’un symposium de photographie. C’est à ce moment que notre relation a commencé. Il était en train de tourner son premier long métrage. C’est de cette manière que nous avons commencé à travailler ensemble.

Comment procédez-vous ?

On se dispute beaucoup ! L’écriture d’un scénario est un moment où l’on met sur la table tout ce que l’on possède de moral et d’éthique en soi. Dans la vie quotidienne, la relation avec les autres se base sur les similarités et rarement sur les différences. Lorsque vous écrivez, c’est différent : vous êtes obligé de mettre en avant votre propre réalité, et le fait que l’autre y soit confronté peut engendrer des controverses.

C’est quoi, d’après vous, le passage obligé pour construire un bon scénario ?

L’honnêteté. Pour le bien du film, vous êtes obligés d’être honnête.