Rencontre avec Juan Antonio Bayona, membre du Jury des Longs Métrages

Il nous a empêchés de dormir avec son film de genre L’Orphelinat, nous a fait vivre un tsunami dans The Impossible, a mis en scène les dinosaures dans Jurassic World : Fallen Kingdom, nous a plongés dans les affres psychologiques d’un crash aérien dans les Andes pour Le Cercle des neiges. Membre du Jury des Longs Métrages présidé par Greta Gerwig, l’Espagnol Juan Antonio Bayona exprime sa vision du cinéma en toute sincérité. Entretien.

Vous vous êtes fait connaître avec un film de genre, L’Orphelinat. Qu’est-ce qui vous attire dans ce style d’horreur fantastique ?

Je suis attiré par le genre parce qu’il permet d’exprimer ce que l’on veut, d’avoir tous les outils à disposition, la photographie, la couleur, la texture, la musique, le son. Il y a aussi quelque chose qui me dépasse, qui a à voir avec le contexte familial. En enquêtant sur les générations qui nous précèdent en Espagne, on constate qu’il y a beaucoup de peurs, beaucoup de silence. Il y a là quelque chose qui m’attire. Je me souviens que lorsque j’ai réalisé Jurassic World, j’ai introduit l’image de Nosferatu avec une griffe qui s’approchait du personnage principal. Or, un jour, j’ai interviewé mon père et je lui ai demandé quelle image il avait vue pour la première fois au cinéma. Et il se souvenait avoir vu l’acteur gothique Bela Lugosi faire le même geste de la main. Je pense qu’il y a là quelque chose qui se transmet de façon mystérieuse de père en fils, de génération en génération.

 

De quel type de peur parlez-vous ?

Je pense que dans la société espagnole, il y a toujours eu beaucoup de peurs, et c’est aussi une histoire de classe, car la classe détermine nos relations avec les autres. Quand je pense à ma famille à l’époque, il y avait tellement de pauvreté en Espagne qu’on ne vivait pas, on survivait. On n’avait pas le temps d’établir des liens, de laisser la place à la sensibilité, à l’émotion. Par exemple, mon père a toujours été un artiste, il aimait la peinture, adorait le cinéma et je pense que lorsqu’il voit mes films, il voit d’une certaine manière cette vocation artistique s’accomplir en moi. Je recherche toujours l’émotion, j’essaie en quelque sorte d’exprimer par le cinéma ce que je n’ai pas pu exprimer dans le contexte de ma vie personnelle.

 

Le Cercle des neiges est un film incroyablement fidèle au style des Uruguayens des années 1970 : le café de Montevideo, l’aéroport… Comment êtes-vous parvenu à autant de précision ?

Beaucoup de documentation, des centaines d’heures d’interviews avec des survivants, des familles, des amis, l’armée. Et une grande attention aux détails. Par exemple, les pulls en laine qui existaient à l’époque étaient tricotés à la main et le costumier les a tous tricotés à la main.

Il était très important de bien contextualiser. Lorsque l’un des survivants a dû s’exprimer en conférence de presse après leur retour, il a eu très peur. L’un des professeurs de l’école religieuse qu’ils fréquentaient lui a dit : si vous expliquez le contexte, tout le monde comprendra. Ce fut une grande leçon pour moi en termes de réalisation, car si je parvenais à transmettre au public le contexte de ce qu’ils ont vécu, dans la neige mais aussi avant, ils comprendraient ce qu’ils avaient fait dans la montagne.

 

Pouvez-vous nous parler de la projection du film devant les familles ?

Nous n’avions rien montré du scénario aux survivants ou aux familles et nous étions tous très nerveux. Une semaine avant la première mondiale, j’ai décidé qu’ils devaient voir le film avant tout le monde. Nous avons organisé des projections séparées à Montevideo : l’une pour les familles des personnes décédées et l’autre pour les survivants et leurs familles. Or, l’un des survivants, Gustavo Zerbino, m’a dit que nous devions faire la projection ensemble car les vivants étaient toujours séparés des morts et cela était devenu un tabou au fil des ans. J’ai répondu : « Parfait ». Tout le monde a applaudi, il y a des gens qui n’en avaient pas parlé entre eux depuis 50 ans, cela les a réunis.

 

Peut-on dire que vous vous intéressez aux catastrophes ?

Ce qui m’intéresse, c’est quand l’ordinaire devient extraordinaire. Les situations catastrophiques sont donc très intéressantes d’un point de vue dramatique parce qu’elles représentent une coupure très brutale, un virage à 180 degrés de ce que nous sommes avant l’idée de notre vie, de la vie et de la mort. Le genre catastrophe lui-même a plutôt été abordé de façon accidentelle. J’étais en train de faire The Impossible (2012) quand le livre de Pablo Vierci qui a inspiré Le Cercle des neiges a été publié et que j’ai commencé à m’intéresser à cette histoire.

 

Quel est votre prochain projet ?

Il s’agit de l’adaptation de « À feu et à sang : héros, brutes et martyrs d’Espagne » de Manuel Chávez Nogales, considéré comme l’un des plus grands livres sur la Guerre civile espagnole. Il s’agit d’une œuvre extraordinaire et inconfortable, écrite en 1937, disparue puis retrouvée près de 60 ans plus tard, qui met en lumière la barbarie des deux camps. C’est une approche humaniste d’un conflit très complexe.