Les regards féminins de la Sélection officielle, ou comment les femmes filment les femmes
Kelly Reichardt, Lynne Ramsay, Kristen Stewart, Carla Simón, Julia Ducournau, Hafsia Herzi, Mascha Schilinski, Scarlett Johansson… Autant de noms féminins qui jalonnent la Sélection officielle 2025, et qui, avec d’autres, insufflent depuis déjà quelques années un vent nouveau au cinéma contemporain. Une “nouvelle vague” qui prend de plus en plus d’ampleur, dans un contexte de prise de conscience générale sur la place des femmes dans le cinéma et dans le monde.
Cette année, la Sélection officielle du Festival de Cannes compte vingt-deux films réalisés par des femmes, soit 21 % des cent-quatre longs métrages présentés, toutes sections confondues. Un constat s’impose si l’on observe attentivement cette liste : parmi ces vingt-deux films, un seul met en scène un personnage principal masculin – The Mastermind de Kelly Reichardt, elle-même connue pour avoir souvent posé un regard poétique et délicat sur la masculinité, déconstruisant notamment le buddy movie traditionnel avec des œuvres comme Old Joy ou First Cow.
Comment expliquer que les femmes, dans leur grande majorité, souhaitent avant tout filmer d’autres femmes ? Devant cette pluralité de points de vue, penchons-nous sur ce qui fait la spécificité du female gaze, défini par Iris Brey dans son ouvrage Le Regard féminin, une révolution à l’écran, comme un regard (qu’il soit féminin ou masculin) qui “adopte le point de vue d’un personnage féminin pour épouser son expérience”.
Tout au long de cette 78e édition, force est de constater que l’écriture féminine constitue bel et bien un langage propre, qui cherche à s’affranchir des stigmatisations de genre ayant marqué – et marquant encore – de nombreuses mises en scène.
Ce que filment les femmes
Des sujets propres à l’expérience féminine, longtemps ignorés (ou oubliés) par l’industrie du cinéma, reviennent aujourd’hui au cœur des scénarios. Par exemple, la question du rapport à la maternité, qu’il s’agisse d’une expérience personnelle – dans Die, My Love de Lynne Ramsay, Karavan de Zuzana Kirchnerová ou Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet – ou d’un miroir tendu par les cinéastes à leur propre mère, comme dans My Mom Jayne: A Film by Mariska Hargitay, Dites-lui que je l’aime de Romane Bohringer, ou encore Romería de Carla Simón. Dans ce dernier, la réalisatrice va même jusqu’à se substituer à sa propre mère disparue à travers sa jeune interprète, Llúcia Garcia, dans une magnifique séquence onirique où mère et fille ne font plus qu’une.
Ces connexions sororales sont, elles aussi, de plus en plus souvent explorées aujourd’hui, à travers des intrigues d’amitiés féminines qui, rappelons-le, se faisaient autrefois rares à l’écran, dès lors qu’un personnage masculin n’était pas en jeu – comme le soulignaient Maria Schneider, Jane Fonda ou Juliet Berto en 1975, dans le documentaire Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig. Dans Die, My Love, Lynne Ramsay filme le lien viscéral entre Grace (Jennifer Lawrence) et sa belle-mère (Sissy Spacek) avec une sensibilité accrue. De même, Eleanor the Great, premier film de Scarlett Johansson, dépeint une amitié féminine intergénérationnelle, comme une nécessité de représenter la transmission de femme à femme.
“Je préfère cent fois filmer un beau baiser plutôt qu’une scène d’amour simulée”
– Hafsia Herzi
Le female gaze s’exprime enfin – et surtout – dans la manière de filmer les corps, les sexualités et les désirs féminins, devenus des sujets cruciaux de ces nouveaux types de représentations. Car, par opposition au male gaze, le female gaze se caractérise par une absence d’esthétisation ou de complaisance sexuelle à l’égard des personnages féminins. De ce point de vue, La Petite Dernière d’Hafsia Herzi est l’un des exemples les plus délicats de la Sélection, dans cette volonté qu’a la réalisatrice de “filmer un beau baiser plutôt qu’une scène d’amour simulée”.
Lorsque les femmes prennent en main leurs propres récits pour les raconter à la première personne, l’art du cinéma peut également contribuer à panser les blessures et transcender les traumas – à l’image du film de Kristen Stewart, The Chronology of Water.