Espace Presse

Entretien avec Thierry Frémaux

Thierry Frémaux © AFP

Par Elsa Kesslasky – paru dans Variety, mercredi 3 avril 2024.

Après la dernière édition qui s’est avérée être une des plus réussies dans l’histoire du Festival de Cannes, dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui alors que vous travaillez sur la sélection ?

Chaque nouvelle édition représente le même défi que les précédentes : d’abord mettre le cinéma au cœur du monde pendant deux semaines, ensuite dire l’état de la création internationale. De l’avis unanime, 2023 fut une très grande année mais comme celle de 2022 avait été également réussie, nous n’étions pas sûrs de faire aussi bien. Or, ça l’a été au-delà de nos espérances. Le cinéma réserve toujours de belles surprises. Nous sommes au travail. Et chaque année, c’est le même mélange d’excitation et d’inquiétude.

 

Avez-vous observé un impact sur le volume de films suite aux deux grèves aux Etats-Unis, et plus particulièrement sur les films américains soumis cette année ? Cela pourrait-il influer sur le nombre de « gros » films, notamment les films de studios présentés à Cannes ?

Indiscutablement. J’ai compris dès la fin de l’année dernière que l’impact de la grève, issue d’une réflexion que tout le monde juge importante et nécessaire face aux transformations du monde, serait sensible. Nous voyons moins de films américains que les années précédentes. Cela se ressentira sans doute sur la sélection finale. Chacun sait que 2024 est une année « en creux » dans le cinéma américain, en tout cas le premier semestre. Je suis allé deux fois à Los Angeles cet hiver et j’ai senti déjà tout le monde tourné vers 2025. Beaucoup de productions américaines initialement attendues pour 2024 sortiront en 2025. Mais les États-Unis seront tout de même très présents à Cannes en 2024, vous verrez.

Le grand film du printemps 2024, c’est Furiosa et il sera là – Warner a toujours été extrêmement fidèle au Festival. Égoïstement, j’aurais aimé que le studio puisse attendre Cannes pour révéler Dune 2 au monde mais je comprends tout autant qu’après le report de l’automne, il était important pour eux de sortir en salles au début de l’année. En tout cas, il n’y a évidemment aucun signe d’une baisse d’intérêt pour le Festival et pour le cinéma en général mais bien le résultat d’une disponibilité plus limitée de films.

 

Quelles sont les relations entre le Festival de Cannes et les studios américains aujourd’hui?

Aujourd’hui comme hier, elles sont très bonnes. Mon rôle est de convaincre mes interlocuteurs de penser à nous comme je pense à eux. Et ça marche. Le Festival de Cannes est une célébration du cinéma du monde entier et le cinéma américain n’est jamais absent de la fête. A titre personnel, j’ai de très bonnes relations avec les studios, et beaucoup d’amitié pour leurs équipes, jusqu’au sommet de la hiérarchie. Je les sens proches de nous. Chaque fois que l’occasion se présente, ils n’hésitent pas à venir. Récemment, Paramount et Top Gun Maverick en 2022, Disney et Indiana Jones, Searchlight et Wes Anderson, Apple et Killers of the Flower Moon en 2023, Warner et Furiosa en 2024. Ils savent ce que le Festival est une magnifique rampe de lancement pour leurs films. Ils ont tous beaucoup de sollicitude à l’égard de Cannes. Et je rappelle chaque année que, d’une certaine manière, les États-Unis sont les co-fondateurs du Festival, en 1939 comme en 1946.

 

Et c’est une américaine qui est présidente du jury…

Absolument. Avec Iris Knobloch, nous sommes heureux que Greta Gerwig ait accepté notre invitation. Elle va incarner parfaitement l’image du Festival, à travers sa passion pour le cinéma et son brillant parcours, aussi bien dans le cinéma d’auteur et que le dans le cinéma hollywoodien. Elle possède la créativité et l’ouverture d’esprit d’une génération d’artistes qui change les codes. Cela fait d’elle une présidente du Jury idéale !

 

Il y avait de nombreux films Cannois nommés dans des catégories majeurs aux Oscars cette année. Est-ce que vous sentez que ça peut changer la perception de Cannes par rapport aux festivals de la rentrée?

La campagne des Oscars est une tradition qui commence à l’automne et on ne change pas les traditions d’un coup de baguette magique. Mais les films sélectionnés à Cannes sont chaque année bien installés dans les nominations aux Oscars avec ceux sortis dès le printemps. Rappelons qu’Oppenheimer et Barbie sont des « summer movies » et qu’ils ont triomphé partout. Donc les stratégies peuvent changer. Lorsqu’ils en voient l’opportunité, les professionnels américains ne manquent pas de penser à Cannes. La perception du potentiel du Festival est plus forte que jamais car tous les grands événements américains récents sur la Croisette furent de grandes réussites, artistiques médiatiques, et économiques.

 

Trouvez-vous le cinéma Américain en bonne santé?

On ne peut répondre en quelques lignes à cette question complexe. Les États-Unis restent un grand pays de cinéma qui est soumis à de nombreuses évolutions venues des plateformes, qui est aussi écartelé entre les blockbusters et le cinéma indépendant. Mais on peut aisément saluer l’arrivée de nouveaux producteurs, de grands distributeurs indépendants et de générations d’artistes qui se renouvellent régulièrement. C’est toujours pour moi un plaisir de travailler avec la communauté hollywoodienne.

 

Anatomie d’une chute et La Zone d’intérêt qui sont en langue étrangère, étaient nommés dans la catégorie du Meilleur film. Qu’en pensez-vous? 

Nous avons abordé le sujet l’année dernière et ma position avait suscité quelques discussions ! Peut-être suis-je conservateur mais je pense que, comme avant, l’Oscar du Meilleur film devrait être réservé aux films américains comme le Meilleur film aux César récompense le meilleur film français (ce fut Anatomie d’une chute cette année) et le Goya le meilleur film espagnol. Ces récompenses sont importantes et permettent de renforcer les productions nationales et stimuler l’industrie cinématographique de chaque pays. Mais j’admire énormément les positions politiques de l’Académie, sa volonté de s’ouvrir au monde. Pour les films non-américains, existe la catégorie Meilleur film international, qui est une récompense extrêmement prestigieuse –  il est également salutaire qu’ils soient acceptés dans les autres catégories. Ça n’est que mon avis – j’adore les Oscars, comme les Golden Globes, où j’étais présent aussi.

 

Un avis sur le fait que Anatomie d’une chute n’a pas été choisi pour représenter la France aux Oscars ?

C’est déjà de l’histoire ancienne. Je regrette surtout que La Passion de Dodin Bouffant n’ait pas été sélectionné dans les 5 meilleurs films internationaux. C’est une belle œuvre, récompensée à Cannes et qui méritait d’aller en finale aux Oscars – même si les 5 films sélectionnés étaient tous réussis. Lorsqu’on voit le beau destin d’Anatomie d’une chute, avec toutes ces nominations, on peut se dire qu’il avait toutes ses chances. Mais La Zone d’intérêt est aussi un vainqueur fantastique. Vous voyez, on revient à la même conclusion : 2023 fut une grande année de cinéma.

 

Les films de plateformes n’ont gagné quasiment aucun prix, qu’est-ce que cela traduit d’après vous ? 

Rien. Les films de plateforme ont été très célébrés, les nouveaux supports de diffusion sont présents, et puissants. Pour tirer des conclusions, une demi-décennie est nécessaire. Laissons le temps au temps. Martin Scorsese vient de réaliser ses deux derniers films pour une plateforme et ce sont deux films magnifiques, qui s’inscrivent parfaitement dans sa grande œuvre. Et deux films qui sont encore meilleurs sur grand écran !

 

Pensez-vous que le règlement de Cannes stipulant que les films en Compétition doivent sortir en salles va évoluer ?

C’est une décision qui doit être prise par le conseil d’administration. Mais c’est une bonne règle : nous favorisons les films qui sortent en salles car la France doit rester un grand pays d’exploitation valorisant les salles de cinéma. Et le Festival de Cannes, c’est des films en salles ! Nous pouvons néanmoins aussi accueillir d’autres œuvres provenant d’autres supports. Un « film de plateforme », c’est un film. S’il ne sort pas en salles, il est différent ; s’il est différent, il est traité différemment en ce qui concerne la Compétition. Mais être Hors compétition est une manière, tout aussi spectaculaire, d’être présent à Cannes.

Dans le monde entier, on nous félicite de se nous battre pour les salles de cinéma et nous en sommes fiers. Mais nous voulons aussi que les plateformes se sentent chez elles à Cannes. Avec elles, le dialogue est permanent.

 

Netflix peut-il revenir à Cannes? 

J’espère bien ! Netflix est le bienvenu sur la Croisette et rien n’interdit sa présence : ils peuvent faire un très beau festival en étant, par exemple, Hors compétition. Je lance une fois encore l’appel à mon ami Ted. Revenez !

 

Vous parlez avec les plateformes de streaming?

Oui, nous parlons avec les autres plateformes comme Amazon et Apple. Cette dernière a hâte de revenir : l’événement Killers of the Flower Moon en 2023 avec Martin Scorsese fut spectaculaire et Tim Cook nous a fait l’honneur de sa présence. C’était important qu’il soit là.

Ce qui nous intéresse c’est le cinéma et tous ceux qui œuvrent à son prestige. Le fait que des entreprises comme Amazon ou Apple investissent dans le cinéma est une très bonne nouvelle. Durant l’épidémie de Covid, on a entendu beaucoup de bêtises sur la prétendue « mort du cinéma » : il n’en est rien. Il est plus vivant que jamais, et partout dans le monde.

 

Prenez-vous des risques dans le choix des films qui feront partie de la Sélection officielle du Festival ?

Choisir un film est à chaque fois une prise de risque, d’autant que retenir une œuvre signifie renoncer à une autre – cette année encore plus de 2000 films nous ont été soumis. Je rappelle qu’ils sont tous vus. Mais vous ne me croiriez pas si je vous disais que, comme les cinéastes, nous ne savons jamais avant la première projection à Cannes quelle sera la réception d’un film. Ça fait aussi partie de la magie cannoise, qui est un mélange d’incertitudes et d’explosion de joie.

Une sélection est faite par le comité de sélection du Festival puis à nouveau par la presse et le public. C’est le regard des critiques et des spectateurs qui fabrique après nous le prestige des films. Ce qui nous guide n’est pas : « J’aime, je n’aime pas » et encore moins : « C’est bien, ça n’est pas bien ». Ce qui nous guide est : « Faut-il que ce film soit présenté ou non à Cannes ? » ou bien encore « Est-ce que sa présentation à Cannes lui sera bénéfique ? » ou encore : « Qu’est-ce que la sélection de ce film dit de l’état du cinéma mondial ? ».

La Sélection officielle est, année après année, un indicateur fort de ce que le cinéma devient, de ses changements, de ses évolutions, de ce qui reste immuable ou non. Il importe tout autant de faire des découvertes esthétiques comme de montrer des films qui rencontreront d’emblée le public. Car la Sélection officielle va bien au-delà de la seule Compétition.

 

Combien de films sont déjà sélectionnés à ce jour?

Au moment où je vous réponds, il nous reste encore beaucoup de chemin. Les films arrivent de plus en plus tardivement et les derniers choix sont les plus importants. Il faut savoir ne pas être trop impatient !

On note depuis le début de l’année une augmentation des demandes d’accréditations de plus de 20%. Et nous dépasserons les 2000 films soumis en sélection. L’appétence pour le Festival ne se dément pas. On sait aussi que, quoi qu’il arrive, ce sont les films qui chaque année créent cette atmosphère.

 

Comment trouvez-vous le cinéma mondial ?

Il y a énormément de mouvement dans le cinéma mondial. Pendant des années, on restait sur une géographie « traditionnelle » : l’Europe occidentale, l’Europe de l’est, les continents américains nord et sud. Dans les années 1990, est apparu à Cannes un cinéma qui venait d’Iran, à travers la figure majestueuse d’Abbas Kiarostami. Puis l’Asie, brillamment représenté par le Japon depuis les années 19950, s’est enrichi des cinémas chinois, coréens, thaïlandais, singapouriens. Aujourd’hui, le cinéma du Maghreb se développe très fortement, comme le reste du continent africain, ouest et est. Nous pouvons citer le Mali ou le Burkina, pays historiques. On voit également apparaître un cinéma du Sénégal très puissant, tout comme celui du Soudan, de la Somalie, du Tchad, etc. Le Liban, Israël et la Palestine restent actifs, malgré la difficulté des temps. La péninsule arabique est également en plein bouleversement : après Dubaï et Doha, l’Arabie Saoudite s’implique énormément en aide à la production, par une génération d’artistes et de professionnels et par un festival qui grandit : le Red Sea Film Festival. L’an dernier, le Certain Regard a présenté un film venu de Mongolie. Le monde entier propose des films. Tout cela est passionnant.

 

Le Festival de Cannes a lancé une nouvelle section, Cannes Première, il y a trois ans.

Nous sommes pragmatiques et faisons évoluer le Festival chaque fois qu’il le faut, il en va de même au Marché du Film. « Cannes Première » a imposé sa nécessité en accueillant des réalisateurs confirmés, qui viennent au Festival sans aucun autre enjeu que le plaisir de présenter leur nouveau film à Cannes et rencontrer la presse et le public. L’accueil est souvent très émouvant. C’est une programmation qui remplit magnifiquement son rôle et qui peut s’enorgueillir d’avoir déjà accueilli de très grands cinéastes. Et là encore, car c’est notre souci majeur, cela a contribué à rendre meilleure la rencontre des œuvres avec le public et avec les professionnels.

 

L’an dernier, Víctor Erice avait exprimé son mécontentement…

Nous avons estimé que Cannes Première était la meilleure place pour le film de Victor Erice Nous aurions parfaitement admis qu’il ne l’accepte pas. J’ai personnellement beaucoup d’admiration pour Erice, je l’avais invité au Jury en 2007. Nous n’avons pas compris son manque de respect pour un Festival qui l’a souvent accueilli et où il ne s’est pas présenté. C’est vraiment dommage pour ceux qui ont aimé le film. Nous rencontrons parfois des réactions de ce genre. Elles restent rares. Et j’ai comme règle de ne jamais polémiquer avec les artistes.

 

Envisagez-vous d’autres nouveautés ?

Il y en aura une, nous l’annoncerons bientôt.

 

Est-ce que vous aimeriez que le film de Francis Ford Coppola, Megalopolis, soit présenté en Compétition ? Quels sont vos échanges avec Coppola? 

Je connais Francis depuis le centenaire du cinéma en 1995 et dès ma première année à Cannes, il est venu présenter Apocalypse Now Redux – un gigantesque souvenir ! Depuis, nous sommes toujours restés en contact et notamment lorsqu’il a reçu le prix Lumière en 2019. C’est un homme revenu de toutes les batailles et qui pourtant conserve un appétit pour la vie et le cinéma qui est extraordinairement stimulant. Megalopolis est un projet qu’il voulait mener à terme depuis longtemps et il l’a fait de manière indépendante, à sa manière, en tant qu’artiste. Il a construit la légende du Festival de Cannes. Ce serait un honneur de l’accueillir de nouveau, en cinéaste qui vient présenter son nouveau film.

 

L’année dernière vous vouliez absolument que le film de Martin Scorsese soit montré à Cannes. Quel est le film pour lequel vous vous battez cette année ?

Tous !

 

Emma Stone vient de gagner l’Oscar de la meilleur actrice pour son role dans Pauvres créatures. Est-ce que le prochain film de Yórgos Lánthimos pourrait être montré à Cannes ? 

Emma Stone est une extraordinaire artiste. L’année dernière, Pauvres créatures avait failli être prêt pour Cannes et j’ai constaté avec plaisir la carrière qu’il a eue. Dans la nouvelle génération des grands auteurs mondiaux, Yórgos Lánthimos compte beaucoup – il est l’un des meilleurs, l’un des plus créatifs, les plus imprévisibles. Nous sommes heureux de l’avoir accueilli très tôt dans sa carrière avec Canines. Il est aussi venu en tant que membre du Jury. J’aimerais beaucoup qu’il revienne.

 

Le cru 2024 sera-t-il plus européen que les quelques dernières années ? 

Cannes est un festival universel, universaliste, même. Il est de notre mission, de notre devoir, de notre passion d’aller explorer le cinéma partout où se trouve dans le monde. Mais pour tout vous avouer, le visage artistique, comme la provenance géographique de la sélection, est incertain jusqu’au bout. On est au travail !

 

Est-ce qu’on peut s’attendre à voir cette année un nombre encore plus important de réalisatrices en Compétition ? 

Je m’attendais à cette question car elle est pertinente. La place des femmes dans le cinéma a depuis quelques années énormément progressé notamment du côté des réalisatrices, qui sont de plus en plus nombreuses. On doit tous être attentifs à ce que cela reste le cas.

Concernant le Festival, en cas d’hésitation entre deux films pour la sélection, je veux dire en cas d’égalité de choix, nous pencherons vers le film réalisé par une femme, car elles sont moins nombreuses que les hommes.  Mais, dois-je le répéter, un festival n’est que le reflet d’une situation générale et il y a aura davantage de réalisatrices à Cannes si on en favorise l’émergence partout dans le monde, et notamment dans les écoles de cinéma. Quelque chose d’ailleurs est à l’œuvre sur le continent africain où l’émergence de réalisatrices est parfaitement visible. C’est moins le cas en Chine ou au Japon je crois, en tout cas à analyser les films que nous recevons en sélection.

Avoir plus de réalisatrices dans le monde, c’est renouveler le cinéma mondial, sa vision de l’humanité, ses histoires, ses visages. Le mouvement est en cours et il est efficace en ce qui concerne le jeune cinéma. On le constate dans la Compétition du court métrage, de La Cinef, du Certain Regard, ou même chez nos collègues de la Semaine de la Critique. Ces jeunes réalisatrices frappent déjà à la porte de la Compétition ou y sont déjà présentes.

Je rappelle qu’en trois éditions, deux Palmes d’or ont été remises à des films réalisés par des femmes, Julia Ducournau et Justine Triet. On se souvient aussi qu’en 2021, les 4 prix les plus prestigieux avaient été remis à des femmes : la Palme d’or (Julia Ducournau pour Titane), la Palme d’or du court métrage (la réalisatrice Hong Kongaise Tang Yi pour Tous les corbeaux du monde), la Caméra d’or (la réalisatrice croate Antoneta Alamat Kusijanovic pour Murina) et le Prix Un Certain Regard (la réalisatrice russe Kira Kovalenko pour Les Poings Desserrés).

Nous n’en sommes plus aux « signes encourageants » : c’est une réalité à laquelle il faut accorder beaucoup d’attention et de soutien.

 

Le Festival de Berlin cette année a été très politisé, pensez-vous que c’est le rôle d’un festival ? 

Je ne saurais évoquer le cas de la Berlinale sauf pour saluer le travail de Mariette Rissenbeek et de Carlo Chatrian qui quittent leurs fonctions. J’ai aimé les côtoyer. Et je souhaite le meilleur à Tricia Tuttle qui leur succède.

Politique, un festival l’est toujours à travers les films qu’il présente, à travers la voix des artistes, qui doivent s’exprimer librement. C’est ce qui compte le plus. Quand les films sont politiques, les festivals sont politiques. Quand ils sont romantiques, les festivals sont romantiques. Depuis 1946, quand Rome Ville ouverte ou La Bataille du rail furent récompensés juste après la deuxième guerre, on constate que le Festival de Cannes n’a jamais cessé de faire la part aux films qui évoquent la marche du monde. Les jurys ont remis deux Palmes d’or aux Dardenne, deux Palmes d’or à Ken Loach, une à Wajda en pleine crise polonaise en 1981, une à Michael Moore qui dénonçait la guerre en Irak en 2004. M*A*S*H*, Palme d’or 1970, était un grand film politique aussi.

Un festival est au service des artistes qui finissent toujours par exposer le monde en cours.

 

Le contexte géopolitique est particulièrement complexe en ce moment, est-ce que ça se ressent dans le type de films que vous visionnez ? 

Il est encore difficile de le mesurer pour l’instant. La responsabilité du Festival de Cannes reste d’offrir aux artistes du monde entier, quelle que soit leur nationalité, leur genre, leur religion, un libre lieu d’expression et d’échanges, dans la mesure où leurs œuvres respectent nos valeurs d’humanisme et d’universalité. Et si jamais tel ou tel film doit susciter des discussions, ayons des débats sereins, calmes et généreux.

 

Un mot sur le Marché du Film ?

Le Marché du film est comme d’habitude très actif, celui de 2023 a battu un record de participation avec plus 14 000 professionnels accrédités en provenance de plus de 120 pays. Il reste le rendez-vous mondial incontournable de tous les professionnels du cinéma. C’est une vitrine indispensable où producteurs, distributeurs et vendeurs se rencontrent, où les projets se concrétisent et où la créativité est stimulée. On ne cesse de s’interroger sur les évolutions à venir car nous voulons que le Marché soit le lieu où le cinéma anticipe et imagine son avenir. Il a d’ailleurs été pionnier sur le sujet en devenant très tôt une plateforme dédiée aux innovations explorant l’avenir du secteur du divertissement. Nous continuerons sur cette voie.

 

La France est en pleine vague de #MeToo. Qu’en pensez-vous et quel sera l’impact du mouvement sur le cinéma Français ?

C’est une onde de choc qui a un impact très fort. #MeToo a été et reste un mouvement mondial dont la France est également le théâtre. Dans chaque pays, les mentalités évoluent, l’industrie du cinéma accompagne la transformation de notre société et c’est heureux. Les prises de parole sont nombreuses et importantes, celle d’Adèle Haenel, qui a déclenché beaucoup de choses, comme celle, plus récente, de Judith Godrèche. Il y a également des associations qui font entendre une voix nécessaire, des actrices qui racontent des choses sidérantes sur certains tournages. Nous sommes à l’écoute et restons extrêmement attentifs à ce qui se passe aujourd’hui. L’intransigeance de la jeune génération est forte. La prise de conscience collective est permanente : en France, le cinéma en est même au premier rang, et il est fortement accompagné par les médias. Mais n’allons pas croire que le reste de la société ne doit pas s’interroger.

 

Allez-vous prendre des mesures pour éviter de sélectionner des films de personnes mises en cause ?

Oui. Nous serons extrêmement vigilants et ne prendrons pas de films dans lequel quelqu’un sera, à notre connaissance, mis en cause. Par ailleurs, une réflexion a cours en France sur cette question. Celle ou celui qui signe un film en est le principal responsable et la France, depuis les années cinquante, a dit l’importance de « l’auteur du film ». Mais le cinéma est aussi un travail collectif. Des dizaines de personnes font l’existence et la réussite d’une œuvre. Doit-on, parce qu’un membre du groupe a commis une faute, pénaliser l’ensemble du groupe ? Pénaliser un film qui a rassemblé des artistes, des producteurs, des techniciens ? Comme les affaires de police se retrouvent dans la presse ou sur les réseaux sociaux, cela en amplifie l’écho et ne facilite pas une prise de décision sereine et raisonnée. D’autant que le temps des tribunaux n’est pas celui du cinéma, plus réactif. Un festival peut beaucoup de choses mais il ne peut pas tout, et surtout pas se substituer à la justice. La présomption d’innocence reste une valeur fondamentale du droit, comme l’attention à accorder aux discours des victimes.

 

Beaucoup de gens se sont offusqués de la présence de Johnny Depp en ouverture du festival l’année dernière. Est-ce que vous feriez le même choix pour l’ouverture si c’était à refaire ?

Croyez-le ou non, lorsque nous avons choisi le film de Maïwenn en ouverture, nous n’avons pas mesuré l’impact et les remous causés par la présence de Johnny Depp. Le film d’ouverture doit obligatoirement sortir le même jour dans les salles françaises – c’était le cas de Jeanne Du Barry. Maiwenn, qui a reçu plusieurs prix au Festival, fait partie de la famille cannoise, c’est une réalisatrice talentueuse. Nous aimions son film. Cela légitimait sa présence en Sélection.

 

Il y a des polémiques chaque année à Cannes : avez-vous déjà une idée du film qui pourrait susciter une polémique cette année ?

On ne choisit pas les films pour qu’ils fassent polémique. L’an dernier fut, vous l’avez dit, une belle édition. Elle fut aussi l’objet de nombreuses controverses qui se sont arrêtées sitôt le Festival terminé. C’est une tradition d’utiliser Cannes pour faire passer les messages. Nous savons rester calmes.

 

Vous prenez parfois des décisions qui sont perçues comment n’étant pas “politiquement correctes.” Pourquoi ?

Je ne vois pas à quoi vous faites allusion car tout cela est très subjectif. Cannes est un festival français, issu d’une culture et d’une histoire qui ont leurs racines. Je ne prends aucune décision seul. Comme tous ceux qui ont le sens des responsabilités, je travaille très collectivement. La richesse de Cannes, c’est une équipe merveilleuse et un conseil d’administration actif et scrupuleux, dirigé par une Présidente qui joue un rôle précieux. Nous n’avons aucun désir de nous montrer « politiquement incorrects ». Un Festival de Cannes n’est certes jamais paisible, car la vie ne l’est pas, mais nous ne cherchons jamais la provocation – sauf sur l’écran !

 

Est-ce qu’on peut s’attendre à voir des films Israéliens ou Palestiniens en Sélection Officielle ? 

Rien ne l’interdit. Les cinéastes israéliens et palestiniens, comme les intellectuels de ces deux pays en général, sont historiquement favorables au dialogue entre les deux peuples et appellent, pour ceux que je connais, à la fin du conflit et à l’ouverture de négociations.

 

Anticipez-vous des protestations à Cannes cette année ?

Nous anticipons tout en général mais le diable se nichera dans les détails. L’essentiel reste la sécurité de tous les festivaliers et que l’organisation soit sans faille. Le Palais des festivals, la Mairie de Cannes et les services de l’État, tout le monde va contribuer à la réussite de cette 77e édition. Depuis l’été dernier, nous travaillons, avec Iris Knobloch et avec l’équipe, pour faire vivre un Festival pacifique, généreux, amical et humain. Et que la célébration du cinéma soit totale, joyeuse et sans concession. Nous sommes sûrs que c’est le désir de tout le monde !

 

Remerciements à Variety.

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