Dans Sélection officielle, son journal de Cannes publié en janvier 2017, Thierry Frémaux évoque longuement et à plusieurs reprises Pierre Rissient, qui vient de disparaître. En hommage et dans la tristesse, nous voulons publier ces quelques mots et dédier le Festival de Cannes 2018 à ce grand ami de Cannes et cette grande figure de la cinéphilie.
Dimanche 13 septembre
« Salut vieux. Confirmation : Eastwood tourne cet automne. » Pierre Rissient dans ses œuvres, moitié innocent, moitié espion. « Tu connais Clint, il ira vite. Et Warner le sortira dans l’élan en juin », me dit‐il, mine réjouie qui se devine au téléphone. Mais il en convient aussitôt : attirer le film à Cannes ne sera pas une mince affaire.
Comme Jean Douchet, autre silhouette essentielle de nos mythologies cinéphiles, Rissient a inventé un personnage dont il est l’exemplaire unique : critique, historien, attaché de presse, agent de renseignements, essayeur de chemises asiatiques, conver‐ sationnaliste hilarant – en 1982, il a même tourné un long métrage à Manille, Cinq et la peau, sur un scénario lointai‐ nement inspiré de Pessoa. Ces quarante dernières années et le plus souvent dans l’ombre, Pierre a influencé le cinéma mondial en l’élargissant à de nouvelles frontières : virtuelles, en sacrant auteurs ceux qui ne semblaient pas l’être (du « carré d’as du Mac‐Mahon » à la sanctification du Eastwood cinéaste, dès Play Misty for Me) et géographiques, en visitant le premier quelques pays lointains (Philippines, Chine, Singapour, Australie, Corée) pour explorer leur cinéma – sans lui, aurait‐on vu les films de King Hu, de Lino Brocka ? Qui aurait découvert les premiers courts métrages d’une jeune Néo‐Zélandaise du nom de Jane Campion ? Cet explorateur infatigable, que les amis américains appellent Mister Everywhere, m’a toujours fait songer à ces judo‐ kas pionniers se rendant à Tokyo pour se prosterner devant l’origine du monde et se mêler aux jeunes pousses japonaises des tatamis de l’université de Tenri ou de Meiji.
Après une première vie dédiée aux cinéastes hollywoodiens, genre virils, borgnes et westerniens, Pierre est allé s’enquérir de la modernité asiatique. Il découvrit des films que personne n’avait vus, il rencontra des cinéastes que personne ne connaissait et tressa au vieux Im Kwon‐taek les lauriers qu’il méritait. De ses expéditions, il ramena des bouts de pellicules, des cartes de visite et une vénération pour quelques trésors vivants locaux dont lui seul connaissait le nom. À Manille, il prit l’habitude d’acheter des tuniques à fleurs qu’il revêt jusqu’aux dîners officiels de Cannes sous l’œil torve des profanes en smoking qui ignorent que cet homme qui parle haut a ses entrées partout. Tête de bonze et esprit caustique, Pierre a créé le concept du moine jouisseur et rigolard. Bâtisseur patient de sa propre légende qui commence par une fonction d’assistant sur le tournage d’À bout de souffle, un compagnonnage serré avec Raoul Walsh et Fritz Lang, des disputes avec Losey (qu’il appelle « Loci ») et, paraît‐ il, une nuit d’amour avec Hedy Lamarr, tout relève chez lui du Grand Récit, même lorsqu’il chuchote des poèmes de Keats. D’un caractère changeant, joyeux et ombrageux, il est d’une extrême courtoisie sauf quand il perd le peu qu’il a de nerfs, se laissant aller à des emportements qui ne sont plus de son âge. Mais qui font rire ses amis, dont Bertrand qui le couvre d’affection depuis 50 ans. Car la curiosité de Pierre ne faiblit jamais et l’amène à se rendre toujours disponible pour donner un conseil, lire un scénario, lancer un jeune cinéaste, apprécier une copie restaurée. Il peut aussi avoir la dent très dure et passer un cinéaste au détergent. Quand il s’est éloigné de Wong Kar‐ wai, il ne l’appelait plus que Wrong Kar‐wai (puis il est revenu vers lui car il trouvait ses films meilleurs). Et sur la liste noire de McCarthy, il reste à fleur d’indignation au sujet des mouchards.
Pierre est diabétique depuis des années et ne commence pas un déjeuner sans se flanquer un grand coup de pique dans le ventre – au début, ça surprend un peu. Aujourd’hui, le bateau est plus souvent à quai qu’autrefois mais Pierre rêve encore de voyages et incarne l’idée d’un cinéma qui était pour sa génération un instrument de connaissance du monde."
Extrait de Sélection officielle par Thierry Frémaux (Grasset, 2017)