La Double Vie de Véronique, entretien

Photo du film La double vie de Véronique © DR

 

La Double Vie de Véronique de Krzysztof Kieślowski est présenté ce soir en version restaurée à Cannes Classics en présence d’Irène Jacob. Vincent Amiel, auteur d’Histoire Vagabonde du Cinéma (ed. Vendémiaire) et de deux ouvrages sur le réalisateur polonais, livre son avis sur son chef d’œuvre de 1991.

 

La Double Vie de Véronique est porté par la grâce d'Irène Jacob, protagoniste de Trois couleurs : Rouge quatre ans plus tard. Pouvez-vous nous parler de son jeu et de ses rapports avec Kieślowski ? 

Le jeu d’Irène Jacob est le plus neutre possible, et Kieślowski l'a sans doute dirigée dans ce sens, car elle est une des réalités opaques du film : son visage, sa peau, ses déplacements sont matières à être filmées, et le rayonnement même de ses expressions fait écho aux éclats de lumière, aux reflets, à la pluie qui zèbrent les plans et produisent des images à la fois mystérieuses et séduisantes. C'est aussi cette relative neutralité qui permet le rapprochement entre les deux personnages du film, qui ne sont ni tout à fait les mêmes ni tout à fait différents. C'est un peu comme s'il n'y avait pas de volonté propre chez ces personnages pourtant très libres et indépendants : ils sont, comme très souvent chez le cinéaste, les jouets d'une mécanique qui les dépasse, et qui ne dit jamais son nom. Peut-être n'est-il pas innocent que l'actrice apparaisse dans l'œuvre de Kieślowski au moment où il quitte la Pologne pour sa première œuvre en France, et participe aussi à son dernier film, Rouge. Celui-ci est comme l'accomplissement, non seulement de la trilogie Trois couleurs, mais de la filmographie entière ; les doutes y trouvent une sorte d'apaisement, et c'est le personnage féminin autant que l'actrice qui servent de catalyseurs à cette alchimie.

C’est un film dont la magie opère longtemps après, comment l'expliquez-vous ?

La Double Vie de Véronique expose de la manière la plus explicite le principe de narration et de discours qui sont ceux de Kieślowski tout au long de son œuvre : une réalité posée à côté d'une autre, sans articulation manifeste, sans explication, sans lien apparent. De cette proximité, plus ou moins provocante, plus ou moins intrigante, nait une recherche de sens qui implique le spectateur et l'oblige à s'interroger sur ce qu'il a vu. Encore faut-il l'inciter à faire cette recherche, lui fournir assez d'indices pour qu'un éventuel lien soit envisageable, et compréhensible. C'est tout le talent du cinéaste d'accrocher suffisamment le regard et l'esprit pour que les proximités apparaissent, et de ne rien clôturer pour autant. Toute l'œuvre documentaire et de fiction de Kieślowski fonctionne selon ce principe de montage (considéré au sens large du terme) qui trouve dans ce film sa présentation la plus littérale.

Kieślowski considérait l'étape du montage comme primordiale : et pour ce film ? 

À l'intérieur des deux grandes parties du film, le montage est un jeu subtil de forces, de dynamiques, qui auraient pu s'organiser de plusieurs manières : le cinéaste avait proposé d'effectuer autant de versions du montage que de salles d'exclusivité à sa sortie ! La recherche et le doute, à l'intérieur d'un cadre fixé par ailleurs, n'étaient pas seulement le fait du spectateur : ils l'étaient aussi constamment de Kieślowski lui-même. Ainsi le montage n'était-il pas pour lui un ordre, capable de fixer le sens et le récit, mais au contraire un désordre, capable de suggérer, de laisser s'ouvrir des options sensibles, de créer des échos.