Du noir et blanc à la couleur : le nuancier des Palmes d’or

Rien n’est tout noir, ni tout blanc. Sur la totalité des Palmes d’or décernées (nommées Grand Prix pour les périodes 1946-1954 et 1964-1974), les films en couleurs représentent les deux tiers du palmarès cannois. Si les premières années du Festival sont dominées par des films en noir et blanc (20 Grands Prix sur les 24 décernés entre 1946 et 1955), les pellicules couleurs gagnent en popularité au tournant des années 60 jusqu’à devenir la norme cinématographique. À travers la chronologie des Palmes d’or, une histoire de la colorisation du cinéma se lit en filigrane.

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Technicolor et Eastmancolor : 2 procédés pour coloriser le cinéma
Affiche Ziegfeld Folies de Vincente Minnelli © DR
Affiche Jigoku-Mon (La Porte de l'Enfer) de Teinosuke Kinugasa - Grand Prix © DR
Jean Cocteau, Président du Jury - Festival de Cannes 1954 © AFP

La couleur au cinéma est presque aussi ancienne que le septième art ! Dès 1895, le court métrage Annabelle Serpentine Dance est déjà colorisé à la main. En 1917, un procédé révolutionnaire appelé Technicolor va bouleverser la production cinématographique. Le Magicien d’Oz, Autant en emporte le vent, Les Aventures de Robin des Bois ou encore Blanche-Neige et les sept nains : de grands succès ont recours à ce procédé au cours des années 30 et 40. Avec le Technicolor trichrome, il devient possible de capturer trois couleurs sur trois bandes de pellicule différentes, puis de les superposer sur une même bande pour additionner les couleurs.

 

Présenté lors de la seconde édition du Festival, en 1947, Ziegfeld Follies de Vincente Minnelli a recours à ce type de colorisation. Sacré Grand Prix – Comédies musicales, le film met en scène Florenz Ziegfeld, célèbre producteur de Broadway, rêvant de monter son dernier music-hall. Pour les amateurs de comédie musicale, c’est l’unique occasion de croiser Fred Astaire et Gene Kelly ensemble au grand écran.

 

Introduit dans les années 50, l’Eastmancolor va progressivement prendre le pas sur le Technicolor. Plus simple d’utilisation et moins onéreux, ce procédé utilise un film unique multicouche : chaque bande de film est sensible à une couleur primaire différente. Jigoku-Mon (La Porte de l’enfer), du réalisateur japonais Teinosuke Kinugasa, est le premier film sacré à Cannes à l’avoir exploité. Pour Jean Cocteau, président du Jury de l’édition 1954, le film possède “les plus belles couleurs du monde”.

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Les années 60 : une révolution par la couleur
Affiche Blow-Up de Michelangelo Antonioni © DR
Monica Vitti, Michelangelo Antonioni & Vanessa Redgrave - Blow Up, 1967 © AFP
Affiche If de Lindsay Anderson © DR
Affiche Un homme et une femme de Claude Lelouch © DR

Privilégiée par certains cinéastes pour ses jeux de lumière et l’esthétique qu’elle offre, la pellicule en noir et blanc connait encore de beaux jours dans les années 60. Du côté de la couleur, la décennie est un tournant pour les artistes en quête de nouvelles esthétiques. Le Festival de Cannes s’inscrit dans ce renouveau cinématographique. En 1967, le Grand Prix est décerné à Blow-Up de Michelangelo Antonioni. Ce récit en abîme d’un photographe, découvrant une scène de crime sur ses propres photos, s’affirme à travers des choix chromatiques très précis. Le mauve, en particulier, joue un rôle de premier ordre : on l’aperçoit dès les premières minutes, avant qu’il n’envahisse le studio de photographie… et se morcelle dans les déambulations londoniennes. Pour obtenir les couleurs qu’il souhaitait, Michelangelo Antonioni est allé jusqu’à repeindre en vert l’herbe du lieu du crime !

“Antonioni et Carlo Di Palma, son directeur de la photographie, ont parié sur une utilisation plus légère de la lumière, avec pour objectif d’éclairer son film avec plus de réalisme et de modernité. En parallèle, ils ont décidé d’affirmer les couleurs des décors et des costumes. Ces choix donnent toute son identité visuelle au film.”
Luca Bigazzi, directeur de la photographie (source : Festival de Cannes)

 

Comme un témoin de la transition qui opère, le Palmarès cannois distingue deux films associant pellicule en couleurs et pellicule en noir et blanc. En 1966, Un homme et une femme de Claude Lelouch remporte le Grand Prix, ex-aequo avec Signore e Signori (Ces messieurs dames).

Après une édition 1968 annulée, le Festival clôture les années 60 en attribuant sa plus haute récompense à If… de Lindsay Anderson. Dans cette œuvre satirique, le noir et blanc joue en contraste avec des plans de couleurs chaudes, comme pour mieux dénoncer la rigidité du système éducatif anglais de l’époque. Ce film n’est pas sans rappeler Orange Mécanique de Stanley Kubrick (sorti trois ans plus tard), notamment pour sa réflexion autour de la violence et son acteur principal, Malcolm McDowell.

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Le triomphe des films en couleurs
Affiche Paris, Texas, de Wim Wenders
Wim Wenders, Palme d'or - Paris, Texas - Faye Dunaway, Dirk Bogarde © Ralph Gatti / AFP
Affiche The Tree of Life de Terrence Malick

Au cours des années 70, la pellicule en couleurs s’impose comme le nouveau standard de la production cinématographique. La disparition progressive du noir et blanc se reflète au Palmarès du Festival. De M.A.S.H., Palme d’or 1970, à Anatomie d’une chute, Palme d’or 2023, la quasi-totalité des Palmes d’or sont filmées en couleurs.

Avec l’amélioration des procédés de colorisation, certains réalisateurs recherchent dans la palette chromatique d’un film un moyen d’expression à part entière. Les couleurs servent de symboles pour transmettre émotions et idées, comme dans Paris, Texas de Wim Wenders, Palme d’or 1984. Dans ce film, le réalisateur allemand projette une vision onirique de l’ouest des États-Unis à travers des couleurs très vives : l’ocre du désert contraste avec le bleu profond du ciel et le rouge vif de la casquette du héros. Plus loin dans le film, l’apparition du rouge crée des liens visuels entre le héros Travis (Harry Dean Stanton), son fils Hunter (Hunter Carson) et sa femme Jane (Nastassja Kinski)… jusqu’à remplir l’ensemble du champ au moment où les deux adultes se réunissent.

 

L’avènement du cinéma numérique dans les années 90 et l’abandon progressif de la pellicule au cours des années 2000 parachève le règne de la couleur. À Cannes, certains artistes font le choix d’allier les deux technologies, à l’image de Terrence Malick avec Tree of Life.

Tournée en argentique et numérique avec des formats de pellicule différents et plusieurs types de caméras numériques, la Palme d’or 2011 opère un pari esthétique pour mettre en images une vision poétique de la création du monde et l’arrivée de la vie sur Terre. Accompagné de Douglas Trumbull, producteur et spécialiste en effets spéciaux, Terrence Malick ouvre un laboratoire pour mener des expérimentations visuelles.

“Terry n’avait aucune idée préconçue de ce à quoi devait ressembler quelque chose. Nous avons par exemple versé du lait à travers un entonnoir dans une cuvette étroite et nous l’avons filmé avec une caméra à grande vitesse et un objectif plié, en l’éclairant soigneusement et en utilisant une fréquence d’images qui donnerait le bon type de caractéristiques d’écoulement pour le rendre cosmique, galactique, énorme et épique. »
Douglas Trumbull (source : Wired)

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De la couleur au noir et blanc
Affiche Le Ruban Blanc de Michael Haneke
Affiche Le Ruban Blanc de Michael Haneke

Et si, pour faire encore des films en noir et blanc, il valait mieux filmer en couleurs ? Avec Das weiße Band (Le Ruban Blanc), Michael Haneke trouve une méthode pour combiner technologies et colorimétries. Le film est tourné en couleurs avec des caméras argentiques et numériques, avant d’être scanné puis étalonné numériquement en noir et blanc. L’histoire d’un village protestant d’Allemagne du Nord au début du XXe siècle obtient la Palme d’or en 2009, la première pour le réalisateur autrichien.

“Je pense que, notamment sur l’échelle des gris, il n’ y a aucune comparaison possible avec les anciennes négatives noir et blanc dont la technologie n’a pas évolué depuis presque 30 ans… Aujourd’hui, on n’obtient cette qualité qu’en numérique.”
Christian Berger, directeur de la photographie du Ruban blanc (source : Association française des directrices et directeurs de la photographie Cinématographique)

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